pascal convert

1990

Appartement de l'artiste

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Appartement de l'artiste, 1990.
Marmorite noire (6mm), bois peint, 3,5m /4,5m /5,5m. Vue de l'installation à la Villa Médicis.

L'appartement, la fabrique. Par Jean-Pierre Criqui


Tout à la fin de 2001, l'odyssée de l'espace, le voyage intergalactique accompli par le nommé Bowman se termine de la façon la plus étrange: après une dernière phase très éprouvante durant laquelle son vaisseau traverse un magma de couleurs sursaturées, l'astronaute nous est soudain montré gisant, extraordinairement vieilli, sur le lit d'une chambre dans le goût du XVIIIe siècle - un vague style Louis XVI sans nul doute perverti par Kubrick, pour autant q'un souvenir déjà lointain me permette de le dire. Dans ce décor à dominante blanche, réapparaît alors le parallélépipède noir que l'on avait vu au début du film descendre sur terre parmi des primates apeurés.

A Rome, dans les jardins de la Villa Médicis, c'est à ce moment de 2001 que j'ai d'abord songé en découvrant l'Appartement de l'artiste de Pascal Convert. Les premières pensées qui nous viennent lorsque nous regardons une œuvre nouvelle ont parfois quelque chose d'un peu extravagant, ou d'irrationnel. Quelle peut être la pertinence de ces sortes de lapsus de la mémoire? Dans le cas présent, il me semble que le rapprochement entre la pièce de Convert et le film précité tient à ce que tous deux jouent, avec des moyens similaires à certains égards, sur le double registre de la sidération et de la condensation. Protégé des regards par une haie de verdure délimitant le pré carré qu'il occupe, l'Appartement de l'artiste se donne à voir brusquement à qui franchit l'étroit passage pratiqué dans le feuillage. Il fait marquer un temps d'arrêt au spectateur, même si celui-ci, préalablement informé de ce qu'il y trouvera une sculpture, une installation, ou seulement "de l'art contemporain" vient là en connaissance de cause.

Violence du noir et blanc sur fond de ciel et de végétation, de la géométrie tranchant sur la "nature" : cet énorme objet qui paraît simplement posé sur le sol pourrait être un météorite rêvé par]acques-Ange Gabriel, un ovni Louis XVI. Son caractère abrupt et la radicalité de sa mise en situation sont mêlés d'un élément à la fois familier et inattendu qui n' atténue pas notre surprise mais bien au contraire la renforce, de même que chez Kubrick la plongée au sein d'espaces inconnus se résorbait dans un intérieur bizarrement identifiable, et donc encore plus inquiétant.

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Machine à réunir les oppositions, l'Appartement condense un dedans (un salon, évoqué par le retournement de ses quatre faces latérales) et un dehors (le résultat de ce mouvement d'inversion, et le jardin dans lequel il prend place). Il replie aussi le privé sur le public, et le passé sur le présent. D'un ton indécidable, il joue sur les notions d'intimité -livrant à l'évidence quelque chose de celle de l'artiste, mais quoi exactement? - et d'actualité. Tout cela donne au spectateur le sentiment de se trouver devant une œuvre mise hors d'elle-même, irrémédiablement déplacée: une pièce sans site, qui, où qu'elle soit, n'aurait jamais qu'un ailleurs (un alibi).

C'est ce déracinement fondamental qui, en un second temps, me pousse à envisager l'Appartement de l'artiste dans la perspective du pittoresque et de l'enjeu théorique que put recouvrir ce terme précisément dans la deuxième moitié du XVIII' siècle. "Le goût des points de vue et des lointains vient du penchant qu'ont la plupart des hommes à ne se plaire qu'où ils ne sont pas" - cette phrase fameuse de La Nouvelle Héloïse indique bien ce qui a fourni le ressort majeur de l'entreprise pittoresque, à laquelle, on le sait, Rousseau fut loin d'être étranger: (1) Les jardins tentent alors de renouer, dans leur négligé si méticuleusement médité, avec ceux d'une Arcadie par définition perdue, les parcs des environs de Londres ou de Paris se voient plantés de petits temples antiques à la romaine, de pagodes, de pyramides ou d'autres ruines déréalisantes à l'envi. On nomme fabriques ces constructions qui servent à l'ornementation du paysage et à la rêverie de ses usagers. A Stowe, le grand William Kent à qui l'on doit aussi notamment les jardins de Kew et de Kensington, et dont le rôle dans la formation du picturesque est capital- fait bâtir dans le parc pas moins de trente-huit de ces curieux monuments, parmi lesquels un temple de Vénus et Bacchus, un temple des grands hommes britanniques, une pyramide égyptienne, des obélisques, une chapelle gothique... Soucieux de l'effet de surprise jusque dans les moindres détails, il invente le ha-ha, dont le nom sonne comme tout un programme: un fossé qui s'intègre au paysage de manière invisible, sans briser la continuité des vues qu'on peut en avoir, et ne se laisse découvrir que lorsqu'on arrive près de lui (2):

Le goût pour les reflets, pour le paysage transposé grâce au phénomène de la réflexion, rendu manifeste chez Convert par l'emploi de la marmorite (qui, comme certains bassins d'eau dormante, produit des images sombres et profondes), trouve également son parallèle au XVIII' siècle. Je pense par exemple à cet instrument qu'on appelait "miroir de Claude" en hommage à la peinture de Lorrain, et que les dessinateurs et amateurs ne manquaient pas d'emporter avec eux en promenade. Il s'agissait d'un petit miroir légèrement convexe, le plus souvent teinté de gris afin de privilégier les différences de valeurs du fragment de nature ainsi capté, qu'on pouvait à tout moment tirer de son étui pour juger de la teneur artistique - "pittoresque" - de telle ou telle vue (3) Le genre d'images qui en résultait n'était pas sans rapport, notons-le au passage, avec celles que devaient proposer un peu plus tard les daguerréotypes.(4) Concernant la fascination pour les surfaces miroitantes et les "montages paysagers" qu'elles peuvent susciter, je mentionnerai aussi que William Kent, toujours à Stowe, avait conçu une "grotte catoptrique" - autrement dit tapissée de miroirs - inspirée sans doute du célèbre théâtre catoptrique mis au point dans l'Antiquité par Héron d'Alexandrie, et à propos de laquelle Gilpin écrivait en 1749 : "Cette profusion de miroirs a un effet très extraordinaire : le lieu semble divisé en mille belles salles (Apartments, dit le texte anglais) et paraît cinquante fois plus grand qu'il n'est. Les vues de l'extérieur sont ainsi transférées sur les murs à l'intérieur et les côtés de la pièce sont élégamment ornés de paysages qui surpassent le pinceau du Titien; avec cet avantage supplémentaire, que chaque tableau, quand on change de place, varie d'apparence et vous présente quelque chose de nouveau" (5)

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L'Appartement de l'artiste est ainsi, me semble-t-il, une sorte de fabrique, une version contemporaine de ces bâtiments qui contribuèrent à faire des grands jardins pittoresques des fictions spatio-temporelles au sein desquelles le promeneur se sentait libre d'endosser le rôle de son choix.

Bien entendu, je n'entends pas suggérer par là que c'est la seule affinité qu'on puisse ou qu'on doive lui chercher. Rien ne prouve même que Convert ait eu à l'esprit cette lignée lorsqu'il a pensé sa pièce: qu'il n'y ait pas songé n'invaliderait d'ailleurs en rien mon rapprochement, mais indiquerait du moins, si besoin était, que d'autres voies s'ouvrent à l'interprétation. On aurait pu, par exemple, aborder la question de l'inscription dans un espace extérieur en évoquant cenaines œuvres récentes, comme les installations de miroirs dans le paysage réalisées par Smithson (et l' importance chez lui de la notion de non-site), ou encore comme les pavillons de Dan Graham.(6) Quoi qu'il en soit, l'Appartement, dans son principe même, me paraît voué à la métamorphose: c'est la manière habile qu'il a, peut-être, de se soustraire aux menaces de la destruction.


1. Le dernier protecteur de Rousseau, le marquis de Girardin, publia en 1777 un livre intitulé De la composition des paysages ou des moyens d'embellir la nature autour des habitations, en joignant l'utile à l'agréable, qui tint un rôle important dans la défense et la diffusion du nouvel art des jardins originaire d'Angleterre. Cet ouvrage a été réédité en 1979 aux éditions du Champ urbain.

2. Sur William Kent et le débat autour du picturesque en général, on consultera Art et Nature en Grande-Bretagne, de l'harmonie classique au pittoresque du premier romantisme, une anthologie bilingue présentée par M. M. Martinet (Aubier, 1980). Voir aussi, dans les Aberrations de Baltrusaitis, le chapitre intitulé "Jardins et pays d'illusion" (éd. définitive, Flammarion, 1983).

3. Il faut bien sûr renvoyer ici à la démonstration de R. Krauss selon laquelle l'image pittoresque, dans sa volonté de singularité, a en fait toujours une autre image pour origine - "The Originality of the Avant-Garde: A Postrnodernist Repetition" October n. 18, repris dans R. Krauss, The Originality of the Avant-Garde and Other Modernist Myths, The MIT Press, 1985, à paraître en français chez Macula. Krauss s'appuie dans son texte sur le théoricien anglais du pittoresque William Gilpin, dont on peut lire en français les Trois essais sur le beau pittoresque (1792), réédités en 1982 par les éditions du Moniteur, avec une postface de M. Conan, "Le pittoresque: une culture poétique:' qui constitue une bonne introduction d'ensemble à la question.

4. Sur les liens entre l'art du paysage et la photographie, voir le livre récent de R. Recht, La lettre de Humboldt, Du jardin paysager au daguerréotype, Christian Bourgois, 1989.

5. A Dialogue upon the Gardens of the Right Honorable the lord Viscount Cobham, at Stow in Buckinghamshire, repris dans Art et Nature en Grande-Bretagne au XVIII siècle, op. cit., p. 123.

6. Deux artistes dont les œuvres et les textes manifestent du reste un vif intérêt pour les théories du pittoresque et l'histoire des jardins. Même quelqu'un tel que Serra, dont la sculpture repose si profondément sur l'idée de site specificity, se trouve entretenir avec ce champ historico-esthétique des rapports à certains égards évidents - voir à ce sujet l'excellent essai d'Y.A. Bois, "Promenade pittoresque autour de Clara-Clara," dans le catalogue Richard Serra, Centre Georges Pompidou, Paris, 1983.


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