pascal convert

2005 - 2008

Vitraux pour
L'Abbatiale de Saint-Gildas des Bois

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"Des êtres humains que rien ne peut faire disparaître".

par Philippe Dagen

Commençons par les faits

Pour l’église de Saint-Gildas-des-Bois, Pascal Convert a réalisé quatorze baies, pour une surface totale de vingt-quatre mètres carrés et un poids de cristal de trois tonnes et demie. La plus grande dalle monolithe pèse cent soixante-dix kilogrammes. Il a fallu au maître verrier Olivier Juteau vingt-quatre cuissons, chaque cycle de cuisson durant six jours. Autres précisions : les dalles sont posées à même la maçonnerie, dans les feuillures des baies. Elles sont calées à leur base sur un rejingot en feuille de plomb pour assurer l’étanchéité horizontale. Des pattes métalliques vissées dans les joints des pierres, les maintiennent. Le calfeutrement est fait avec un mortier de chaux aérienne et de sable du pays. Quand cela s’est révélé nécessaire, des barlotières en acier zingué, scellées dans la maçonnerie, partagent les dalles sur la hauteur des baies. Deux verrières portent des motifs végétaux : arbres et branches. Les douze autres montrent des figures d’enfants, vus de face, droits, les yeux fermés. Le matériau employé, du cristal, est, selon les épaisseurs transparent ou translucide. Aucune trace de couleur n’apparaît et tout effet chromatique est donc déterminé par la lumière extérieure et intérieure, les frondaisons, les nuages, le temps qu’il fait.

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Les figures d’enfants ont été tirées par Pascal Convert des travaux de Désiré Bourneville (1859-1909), médecin aliéniste, disciple et assistant de Charcot. Ses travaux portent principalement sur le diagnostic des maladies mentales chez les enfants. En 1905, il publie ainsi Les enfants anormaux au point de vue intellectuel et moral. Rédacteur en chef des Archives de neurologie publiées sous la direction de Charcot, fondateur du Mouvement médical en 1880, il se distingue par l’usage systématique de la photographie. Rédacteur de la Revue photographique des hôpitaux, il est l’auteur de L’iconographie photographique de la Salpêtrière. Dans l’ouvrage de Georges Didi-Huberman L’invention de l’hystérie publié par l’éditeur Macula en 1982, Pascal Convert a découvert quatre planches d’une « biographie diagnostique » d’une enfant étudiée à l’hôpital Bicêtre. Il s’est alors reporté aux ouvrages de Bourneville et a scanné d’autres photographies d’enfants internés. On reviendra sur cela plus tard, tant il est clair que l’origine de ces figures enfantines mérite d’être analysée.

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Pour l’heure, si l’on en reste à la description du processus créateur, une fois ces images collectées, Convert décide d’en convertir plusieurs en vitraux pour Saint-Gildas. Cela ne signifie pas qu’il les conserve telles quelles. Il ferme les yeux des enfants, il redresse les visages trop uniformément baissés vers le sol et ne conserve des vêtements que leurs lignes principales. Ces figures sont ensuite développées en bas reliefs de plâtre par le sculpteur Klaus Velte, l’un des collaborateurs les plus constants de Convert. Ce qui était photographie en noir et blanc de qualité médiocre devient un plâtre aux dimensions de l’une des baies de l’église. Le visage, les mains et les contours des vêtements apparaissent alors en modelé – en relief par rapport au plan du « fond ».

A ce stade, commence le travail du verrier, Olivier Juteau. Lui-même en énumère les phases successives dans cet ordre : premièrement « le maître-moule, constitué d’une empreinte en élastomère souple positionnée sur une chape rigide en plâtre armé de bois et de filasse, est calé horizontalement sur une table. » Puis « un coffrage est construit sur le périmètre pour déterminer l’épaisseur du futur moule réfractaire. Cette épaisseur est calculée en fonction de la résistance mécanique du plâtre réfractaire et de la surface de la dalle ».

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Troisième opération, « un plâtre réfractaire fait d’un mélange de plâtre, de sable, de chamotte et de fibres céramiques, est gâché et coulé en une fois sur ce dispositif. Un grillage d’armature est noyé dans le milieu de l’épaisseur. L’ensemble est vibré pour éliminer les bulles. Après une prise complète, soit une dizaine d’heures environ, le coffrage est démonté. La dalle de plâtre réfractaire ainsi obtenue est relevée et ébavurée. Sur cette dalle, le modelage du personnage est en bosse. Cette dalle de plâtre réfractaire est posée dans un four sur un léger lit de sable tiré à niveau à la règle. Un entourage réfractaire est assemblé sur le pourtour et fortement calé, il va permettre de contenir l’épaisseur de cristal mis à fondre. Cet ensemble constitue le moule ».
Ce n’est qu’alors que la création de la verrière elle-même commence, une fois le moule préparé – un moule dans lequel le visage et le corps sont donc en relief et non en creux comme on s’y attendrait. Juteau continue : « Les blocs de cristal recyclé, issus de l’industrie verrière, sont soigneusement triés, lavés et disposés dans le moule. La quantité est calculée en fonction de la surface des dalles, de l’épaisseur et de l’importance des creux et des reliefs des modelages. Une lente cuisson est programmée jusqu’à 900°C. Cette température est maintenue une douzaine d’heures pour effectuer la liquéfaction des morceaux de cristal, le remplissage complet du moule et le débullage. Une descente en température contrôlée dite « recuisson » permet l’élimination des contraintes thermiques et pérennise la dalle. Une fois le four refroidi, la dalle dans son moule est sortie du four. Le moule est détruit avec prudence ». Dernière étape de finition : « La dalle de cristal est ébavurée, chanfreinée et parachevée ». Les surfaces sont poncées et polies. Ce qui était relief de plâtre réfractaire est désormais empreinte creuse dans la dalle de cristal, l’autre face étant plane. Telle est l’ultime métamorphose spatiale de la figure qui a été photographie imprimée, photographie numérique retravaillée, bas-relief de plâtre et finit contre-relief dans le verre.
Celui qui entre dans l’église Saint-Gildas, qu’il soit fidèle ou visiteur, ne peut se douter du nombre et de la difficulté des opérations nécessaires à la production des quatorze baies. A moins d’être remarquablement attentif, il peut ne pas s’apercevoir vite que les visages sont dans l’épaisseur de la dalle de verre et non en avant d’elle. La lumière qui traverse le cristal, particulièrement quand elle est intense, rend la perception de cette particularité difficile, sinon impossible - et cela que l’on soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’église. Autre trouble dans la perception : le sentiment que les enfants regardent tous ceux qui passent s’impose de façon à peu près systématique et a du reste été remarquée dès la mise en place des baies, alors qu’indubitablement les enfants ont les yeux fermés. Il faut donc admettre que, les paupières closes, ils n’en semblent pas moins doués d’yeux mobiles et attentifs – une illusion que suscitent parfois les portraits peints, quand ils sont l’œuvre des plus grands artistes, mais dans ce dernier cas les yeux sont ouverts. Cette illusion contribue de manière sans doute décisive à conférer à ces figures cristallines une présence intense. De manière décisive et paradoxale puisque ces enfants sont transparents et n’ont d’autre substance que le verre achrome que la lumière du jour traverse : c’est là tout l’inverse d’une représentation réaliste. C’est même à peine de l’ordre de la représentation, plutôt de celle de la suggestion et de l’évocation. Du fantomatique et non du physique. Ces figures terriblement présentes, comment peuvent-elles l’être tant alors que rien n’est fait pour donner l’illusion de corps opaques, de chair et d’os ? Et pourquoi produisent-elles un si puissant sentiment de vie ? Car, il vaut de le faire remarquer, ces enfants ne peuvent à aucun moment être crus morts. L’absence de couleur, les poses rigides et jusqu’à l’arc gothique de la fenêtre sont autant d’éléments qui pourraient attirer la réflexion du côté des monuments funéraires et des gisants. Mais non. Ils ne sont pas morts : ils se dressent, ils dévisagent. Ils veillent.

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A la première question, celle du comment, on ne peut que répondre que cette présence, cette vie, c’est précisément ce que la suite de transmutations de la photo au cristal avait pour dessein d’obtenir et qu’elle s’inscrit de manière logique dans le travail de Pascal Convert tel que celui-ci le construit aujourd’hui, entre empreintes et sculptures. Sur la seconde, celle du pourquoi, il est peut-être moins malaisé de s’expliquer. Mais cela suppose de considérer l’unité et les raisons de son œuvre – c’est-à-dire sa portée symbolique et morale. Et donc de revenir à ce point de départ obligé : la figure humaine, ses représentations et leurs places dans la culture visuelle et artistique contemporaine.

Il n’y aurait rien d’excessif à affirmer que l’œuvre de Convert porte en très grande part là-dessus.

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Commençons par un truisme : ce que l’on nomme art ne paraît pas près d’en avoir fini avec la figure humaine et ses images. Ce n’est pas prendre le moindre risque que pronostiquer que cette obsession est aussi durable que l’espèce humaine elle-même. Jusque dans les civilisations dans laquelle la religion interdit la représentation, les journaux et les écrans sont saturés de visages et, autre évidence, la télévision et le numérique peuvent être tenus pour le triomphe à l’échelle planétaire de la représentation de l’espèce humaine par elle-même. Reste-t-il quelque part un peuple qui ne se soit pas encore vu en photo ou film ? Et n’ait pas vu d’autres peuples sous ces formes ? Le temps où des « sauvages » étaient effrayés ou furieux quand on cherchait à les prendre en images, ce temps est passé à peu près partout. Les enfants s’accoutument à poser à peine sont-ils nés et, plus tard, s’appliquent volontiers à reproduire des postures et des expressions qu’ils ont vues en usage dans la publicité et au cinéma. Pas la peine d’évoquer longuement les webcams et les téléphones mobiles qui prennent des photos car ce ne sont que les plus récentes actualisations de cette antique habitude.
Or nul ne sait mieux ce qu’il en est en la matière que Convert. Ses œuvres récentes les plus célèbres traitent de la figure humaine et de ses modes de représentation – particulièrement dans les médias. Au cours de la dernière décennie, la cire a été le matériau principal de ses travaux à partir de l’image d’un photoreporter, Mérillon ou Hocine, ou d’une séquence prise par un caméraman de télévision. Chaque fois, Convert s’attache à distinguer ce que l’on pourrait appeler plusieurs états de la figure : les hommes et les femmes qui apparaissent dans l’image ; puis la façon dont ils apparaissent selon le moment, la circonstance, le lieu ; puis celle dont ils ont été photographiés, qui ne se réduit pas à une question de savoir-faire du reporter ; et la façon enfin dont leurs images ont été reçues par les publics et sont devenues des icônes dont la reproduction et la compréhension ont dès lors échappé à leurs auteurs. Qu’il s’agisse d’une veillée funèbre au Kosovo, devenue « pietà du Kosovo » en Europe occidentale ou d’une femme pleurant ses morts à la porte d’un hôpital algérien, devenue « madone de Benthala», ce sont des histoires de figures : histoires complexes qui renvoient à des événements rebaptisés dans un vocabulaire chrétien parce que les habitudes de vision de l’Occident demeurent principalement déterminées par le christianisme, quand bien même la « madone » est de confession musulmane.

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Ces travaux relèvent d’une analyse et d’une archéologie des représentations humaines qui rendent visibles le destin d’une image, de l’instant de sa saisie à sa diffusion universelle, strate après strate. Quand le cliché d’Hocine devient statuaire de cire polychrome et tourbillons de voiles et de plis, Convert rend explicite et fascinante l’absorption de l’image venue d’Algérie par une tradition du pathos sculptural et pictural qui, en Occident, a la Vierge, les Saintes Femmes et les martyres pour héroïnes et le baroque post-tridentin pour période d’expansion et d’exaltation. Que le deuil, en pays d’Islam, puisse prendre des formes comparables, ce fait ne change pour autant rien à cet autre, d’une importance très supérieure : il s’agit là d’un phénomène d’assimilation visuelle et culturelle au cours duquel une photo d’actualité change de nature et tend à se confondre avec une figure de style ancienne. Elle n’en devient que plus efficace, parce que plus éloquente. Il se pourrait même que cette confusion soit la condition première et peu avouable de son éloquence – donc de son efficacité. Photoreportage, jadis, elle s’inscrit désormais dans une galerie de femmes transfigurées par une émotion irrésistible, douleur de Marie au tombeau de son fils, spasme de sainte Thérèse en extase. Photoreportage encore, le cliché du combattant républicain dont Capa a fixé l’instant de la mort doit en partie à tout le moins sa longévité et sa notoriété à ce que l’homme, en tombant, ressemble, à cette fraction de seconde, à un Christ en croix. Le manifestant kosovar assassiné par la police serbe devient à son tour un Christ mort autour duquel les Saintes Femmes se lamentent : la photo de Mérillon réactive, à l’instant où elle est vue, la mémoire de cette scène, si souvent représentée dans les arts des christianismes, qu’ils soient romain ou byzantin, catholique ou orthodoxe. Au risque que la précision de l’information s’en trouve non affectée directement, mais indirectement diminuée, la photo de Mérillon prend place à son tour dans une iconographie qui échappe au passage du temps - dans ce Bilderatlas universel et intemporel que l’historien de l’art et anthropologue Aby Warburg a commencé à constituer dans l’entre-deux-guerres. Dans ce répertoire comparatif des poses expressives emblématiques du corps humain, Warburg n’a pas négligé d’associer les images de l’actualité et de la réclame à celles des arts anciens et modernes afin de rendre immédiatement visibles les constantes qui transcendent les circonstances aussi bien que les techniques – d’un marbre à une photo en noir et blanc, aller et retour.

C’est dire combien les modes de représentation de l’homme aujourd’hui, leur fonctionnement et leur pouvoir de résonance sont sujets de réflexion familiers à Convert.

Pour autant, son œuvre est loin de s’expliquer par cette seule exigence analytique et critique, si captivante soit-elle. Une autre force y est sensible, une force dans laquelle se reconnaît l’intensité d’une obsession : l’obsession du visage. Plus précisément du visage tout à la fois comme forme visible d’une existence et comme enjeu de la résistance à l’oubli et au temps : un visage suspendu entre vie et mort. Du côté de la vie, se place tout le jeu des expressions et physionomies, des positions, des gestes : autrement dit tout ce qui caractérise un être humain, le singularise et aide à comprendre un peu de ce qu’il est, ressent et pense. Au côté de la mort appartient la destruction – non point les traces du vieillissement, mais, plus cruelles, les menaces de la disparition : les visages qui s’effacent, dont il ne reste plus rien parce que ceux qui les connaissaient ont disparu aussi, les visages des condamnés des camps d’extermination, les visages des mourants des chambres à gaz. Tout portrait, même médiocre, même approximatif, combat cet anéantissement.
Au cours de ses recherches sur le résistant Joseph Epstein, fusillé sous un pseudonyme au Mont-Valérien et très longtemps ignoré des histoires de la Résistance, Convert a récemment découvert de tels portraits – photos noir et blanc qui prennent soudain une importance incommensurable : parce qu’elles révèlent les traits d’Epstein et de ses camarades de réseaux, mais surtout parce qu’elles ont survécu à la machine d’extermination, parce qu’elles ont sauvé ces femmes et ces hommes – ces individus – de l’anéantissement de masse des camps, là où il n’existait plus d’individus, mais des matricules numérotés selon des systèmes de classement qui sont la négation même de l’homme. Un portrait, parce que se cristallise en lui le singulier d’un être, s’oppose à l’anonymat, à l’engloutissement dans la foule des exterminés.

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A vrai dire, le plus surprenant, ce serait que l’on ne s’en aperçoive pas et qu’on ne le proclame pas : l’œuvre de Convert est littéralement peuplée d’êtres humains. Jadis, il y eut ces portraits sous forme de plaques de plâtre monochrome dont les reliefs dessinent des traits familiers ; et il y eut aussi ces pièces de cire dans lesquelles, mystérieusement, s’inscrivent en creux poings serrés et bras tendus. Aujourd’hui, ce sont, dans la cire ou le verre, des têtes sculptées d’après les photos de Joseph Esptein et son fils ; et, présentées comme par hasard dans la même exposition, des grisailles sérigraphiées sur un verre qu’un tain change en miroir. Or, ces grisailles ont été réalisées d’après des autoportraits photographiques que Convert a découverts au cours de ses recherches sur les mouvements de résistance en France. Clichés proprement stupéfiants : Lucie et Raymond Aubrac, Albert Chambonnet et Robert Ducasse posant devant un miroir et s’y photographiant. Pourquoi ? Pas pour un album de souvenirs. Au moment où ils se prennent ainsi en photos, ils savent quel peut, quel doit être leur sort : l’arrestation, la torture qui défigure et déshumanise puis le peloton d’exécution dans la cave d’une prison ou la déportation dans un camp en Allemagne ou Pologne. Alors ils disparaîtraient dans l’ultime déshumanisation, celle qui fait de l’homme un « musulman » dans le vocabulaire du Lager tel que l’a transmis Primo Levi : un spectre agonisant, un organisme survivant réduit à ses fonctions primaires. A Epstein, du moins l’exécution au Mont Valérien a-t-elle épargné cette dégradation. Mais combien d’autres ont-ils disparu sans laisser de trace ?
Face à cette menace dont ils n’ignorent rien et à laquelle Raymond Aubrac n’a échappé qu’à la faveur d’une évasion insensée, que font ces femmes et ces hommes, dans le peu de temps que leur laissent leurs activités clandestines ? Des autoportraits. On comprend que Convert, quand il a vu pour la première fois ces clichés, en ait été saisi. Les convertir en sculptures et en grisailles n’a rien à voir avec une commémoration plus ou moins officielle. C’est, à un tout autre degré de profondeur, prendre la mesure de ce que ces autoportraits photographiques affirmaient et affirmer aujourd’hui à nouveau que rien n’est plus singulier, plus précieux, plus digne d’être observé qu’un visage. Le portrait, considéré de la sorte, est bien plus qu’un genre traditionnel des beaux-arts, bien plus qu’un exercice dont le succès se mesurerait à la ressemblance et à la précision du « rendu », questions ici subalternes, sans intérêt et, de toute façon, réglées si l’on peut dire par la photographie. Le portrait, ici, est principalement un manifeste politique et moral. Quand Convert décide de présenter au Grand Palais la version de verre de Joseph Epstein et son fils, version fêlée et traversée par les remous étincelants du verre, il démontre qu’une œuvre d’art est tout aussi capable aujourd’hui qu’autrefois d’enfermer dans une forme plastique une pensée de l’histoire et de la politique.

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Peut-être est-ce le moment d’introduire quelques remarques complémentaires sur ce sujet. Ayant travaillé assez longuement sur les œuvres réalisées durant la Première Guerre Mondiale, j’ai d’abord jugé d’un moindre intérêt les dessins dans lesquels n’apparaissaient ni les combats, ni les retranchements, ni les signes de la mort - cratères d’obus, ruines, cadavres. Or les dessins qui montrent ainsi le champ de bataille et le carnage ne sont pas plus nombreux que les portraits de soldats et de prisonniers. Ce rapport de proportion mérite en lui-même examen : pourquoi tant de portraits chez Beckmann, chez Dix ? Pourquoi tant de visages dans les lots de photographies rapportées des tranchées ? Sans doute bien de ces images ont-elles été exécutées afin d’être envoyées à l’arrière - et sont demeurées souvent les dernières d’un soldat disparu, devenu cadavre méconnaissable, volatilisé dans une explosion, enfoui dans l’effondrement d’un abri. La Première Guerre Mondiale est tout à la fois le moment de l’invention de la mort de masse, obtenue par des moyens industriels et scientifiquement perfectionnés et, symétriquement, celui du premier usage généralisé de la photographie tout à la fois comme instrument d’information et comme pratique popularisée. A l’apparition de procédés guerriers tels que des vies et des corps peuvent être détruits en grande quantité en un temps très bref répond, si l’on peut dire, la démocratisation du procédé qui peut préserver la seule trace visuelle d’un être qui a été anéanti. Dès lors, un rapport d’affrontement s’instaure entre le portrait et la négation de l’individu. Fernand Léger peint des soldats à faces et anatomies de machines métalliques – et non plus des portraits puisque ces hommes-machines ne relèvent plus de l’individualité mais de la standardisation – et écrit en juin 1915, du front : « Cette guerre-là, c’est l’orchestration parfaite de tous les moyens de tuer anciens et modernes (...). C’est linéaire et sec comme un problème de géométrie. Tant d’obus en tant de temps sur une telle surface, tant d’hommes par mètre et à l’heure fixe en ordre. Tout cela se déclenche mécaniquement. C’est l’abstraction pure, plus pure que la Peinture cubiste «soi-même». »

Cette « abstraction » monstrueuse dans laquelle la singularité de tout être humain s’abolit atteint durant la Seconde Guerre Mondiale à une intensité plus tragique encore. Et c’est à nouveau quelques visages sauvés qui s’y opposent. Un fait suffit à en témoigner. Déporté comme « politique » au camp de Dachau, Zoran Music dessine des cadavres squelettiques ; mais il fait aussi le portrait d’un compagnon de détention, notant au bas du dessin le nom de l’homme et montrant par là même que le portrait et le nom sont indissociables dans la conception humaniste qui est celle de Music comme de tous ceux pour qui les systèmes totalitaires sont criminels. C’est une opposition très simple : un matricule pour un anonyme sans visage voué à l’extermination ou le nom propre d’un être humain aux traits distincts qui refuse de se perdre dans les foules de la mort de masse. Music a perçu que, là où il était probablement perdu lui-même, l’unique façon qu’il lui restait de démontrer de la dignité humaine était de tracer au crayon le portrait de Giuseppe Castagna – puisque tel est le nom qui se déchiffre dans un coin du morceau de papier.

Ceci revient à dire qu’au cours du vingtième siècle la notion d’individu a été menacée avec une violence dont les siècles précédents ne présentent pas de cas comparable et que la défense de la face humaine dans la moindre de ses particularités est alors devenue d’une importance capitale. Il y aurait matière à réfléchir, à ce point, sur le changement de fonction et de statut du portrait et de l’autoportrait, par rapport à ce qu’il en était auparavant. Jusqu’au début du vingtième siècle, le portrait relève d’un rituel politique, social ou familial. Il manifeste une autorité, une dignité, une filiation. Il est le signe d’un pouvoir, d’une richesse ou d’une généalogie – ou de tout cela à la fois. Les premiers portraits photographiques s’inscrivent encore dans ces cadres, en dépit d’une diffusion progressivement plus large de la technique et de l’abaissement de son coût. A partir de 1914, il n’en est plus de même : le portrait – sous l’espèce d’une photo généralement – est la manifestation la plus condensée et la plus efficace qu’un individu puisse donner de lui-même en un temps – celui de l’âge des foules et de ’industrialisation de la mort – où la notion d’individu tend à s’abolir, que ce soit dans les idéologies totalitaires – qui raisonnent en termes de classes et de races – ou dans la « gestion » des populations – mobilisations générales, meurtres de masse, « purifications ethniques », exterminations. Pour ces raisons, la valeur d’usage du portrait se trouve considérablement modifiée : elle est ce qui reste de l’ancienne considération pour la personne humaine en un temps où cette considération a été abolie par ce que Léger nomme ironiquement « abstraction ».

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Pour ces raisons historiques encore, la définition de la photographie selon Roland Barthes dans La chambre claire paraît désormais insuffisante. Si le cliché d’une femme ou d’un homme relève en effet d’un « ceci a été », comme Barthes le propose, ce « ceci a été » ne renvoie plus simplement au passage constant du temps, à la certitude commune du vieillissement et de la mort quand les circonstances dans lesquelles la photo a été prise sont celles de la négation du nom propre. Christian Boltanski a dit plusieurs fois que, quand il s’est approprié L’Album de la famille D., très banale famille française « aryenne » comme on disait dans les années 40, c’était pour lui faire comme si cet album devenait le sien, celui de sa propre famille – de sa famille juive qui durant l’Occupation n’a connu d’autre quotidien que la peur, le secret et le mensonge. Pas de photos d’anniversaires, de vacances, de parents et d’enfants pour lui, et cette absence suffit à rendre sensible ce qui s’est passé alors. Ce n’est plus alors d’un simple « ceci a été » lourd de regrets, de souvenirs et de nostalgie qu’il s’agit, mais d’un « ceci ne peut être » qu’une image, symboliquement, conjure – symboliquement à tous les sens de l’adverbe. Quand Convert convertit en relief négatif imprimé dans un monolithe de cire ou une plaque de verre une photo, la puissance symbolique de l’image est l’enjeu de cette mutation qui va de pair avec le changement d’échelle et de matière. Et seuls des visages et des corps humains sont porteurs de ce pouvoir symbolique parce que c’est l’humanité elle-même qui est en cause.

Ainsi en revient-on aux vitraux de Convert pour Saint-Gildas. Il n’est pas anodin que les verrières anciennes aient été soufflées durant un bombardement au cours du siège de la poche de Saint-Nazaire. Il ne l’est pas plus que l’église soit celle d’un ensemble conventuel. Mais les vitraux que Convert a conçus pour Saint-Gildas, s’ils trouvent exactement leur place dans cette histoire, s’inscrivent tout aussi clairement dans son travail sur la figure humaine dont on a essayé d’indiquer la portée. De quoi, de qui s’agit-il à l’origine ? De clichés d’enfants pris il y a plus d’un siècle, enfants malades, enfants enfermés. S’ils étaient photographiés, ce n’était pas pour en conserver des portraits mais à des fins de classement et d’archivage médicaux. Ces images se situaient à mi-chemin de l’identité judiciaire et de la documentation scientifique : des collections de cas, des séries de visages exemplaires comme il s’en est tant constitué dans les asiles, les hôpitaux et les prisons afin d’isoler des « types » et d’accélérer les diagnostics.

On est ici loin de la photographie « symbolique » d’Epstein ou des Aubrac qui préserve des êtres absolument singuliers. Voici la photo comme moyen de classement à prétention scientifique ou comme instrument de maintien de l’ordre – comme le sont les planches d’identités criminelles prises par Bertillon ou selon sa technique. Ou, au moins, du côté d’un regard ethnologique, du genre de celui qui est appliqué alors aux « indigènes » afin de répertorier les « races » et « types » humains. L’individu est un ensemble de caractéristiques physiques et mentales, une collection d’indices et de symptômes dont l’identification permet le diagnostic et le classement du cas. Il se peut que Bourneville n’en ait eu nulle conscience, mais ses clichés d’enfants aliénés, les bras ballants, debout contre une toise, le crâne rasé parfois ne peuvent nous apparaître que comme la négation même de la notion d’individu singulier – une négation vers laquelle la médecine penche souvent, à force de ne considérer le patient que comme un organisme à analyser, traiter, guérir ou autopsier.

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Les photographies des « biographies diagnostiques » d’enfants aliénés compilées par Bourneville sont ainsi, par exigence de méthode, par effet de système, ce que la photographie peut produire de plus machinal et de plus insensible. Pourquoi alors Convert s’en est-il saisi alors qu’elles diffèrent profondément de celles qu’il amplifie en sculptures et sérigraphies ? Parce qu’elles l’ont touché sans doute. Et encore parce que la figure de l’enfant est, à l’évidence, d’une importance majeure dans le christianisme. Mais une autre raison se présente à l’esprit. Elle tient à la façon dont Convert a œuvré à Saint-Gildas. On l’a dit en commençant : une fois les photos cliniques scannées, il a décidé que les yeux seraient fermés, que les visages seraient légèrement relevés et que tout ce qui renverrait à l’asile et à la médecine – les toises par exemple – s’effacerait. A ce premier temps de retouches, a succédé celui du passage par la sculpture – qui a restitué des volumes –, puis le moulage et la fonte du cristal – qui conserve ces volumes en les inversant. Il a fallu ces transformations et ces transmutations pour métamorphoser les clichés médicaux du psychiatre en vivantes apparitions – graves sans doute, impressionnantes même, mais débarrassées de toute référence à l’enfermement, à la folie, à l’asile. Pour les faire passer du statut de clichés médicaux à celui, non de portraits à proprement parler, mais de présences singulières.
En s’emparant d’images d’enfants prises jadis en dehors de toute idée de portrait, d’une façon systématique et indifférente, Convert se saisissait donc, a priori, du matériau le moins favorable – bien moins favorable que les autoportraits des résistants ou les photos de Mérillon et d’Hocine. Mais ces clichés contenaient encore en eux, néanmoins, des présences à l’état latent. Il ne restait qu’à les ranimer, si l’on peut dire.

Deux observations encore, avant de finir.
La première touche à ce que ce processus de création apprend sur la photographie – à ce qu’il confirme plutôt : toute photographie d’un être humain, même la plus déshumanisée, recèle encore en elle de quoi reprendre vie.
Dans la mesure où elle est une empreinte produite par une réaction chimique à la lumière à travers un dispositif optique et mécanique, toute photo inscrit en elle sinon tout ce qui se trouve face à l’objectif, du moins plus que ce que l’œil humain n’en saisit d’ordinaire. L’éclat de l’œil du prisonnier posant pour l’identité judiciaire se trouve conservé, comme la honte de la femme algérienne que le photographe de l’armée française oblige à ôter son voile, là encore pour dresser des documents d’identité. Ces exemples ne sont pas pris au hasard : ils indiquent que l’une des caractéristiques les plus remarquables de la machine photographique est que, même dans les conditions d’usage les plus détestables et contre le gré même de l’opérateur parfois, il y a, dans tout portrait, un « surcroît » de présence. Ce « surcroît », que l’on pourrait appeler aussi la part involontaire de l’image, crée entre le « modèle » et celui qui regarde l’image une relation de curiosité et d’intimité que le passage du temps ne peut qu’aviver. Poussée à son paroxysme, la réflexion conclut qu’il n’est pas de portrait muet, si mal conservé soit-il. Et en effet, il n’en est pas. Il n’est que de penser avec quelle intensité nous scrutons les images d’un vieux journal comme celles des anciens ouvrages d’ethnographie, convaincus qu’elles ne sont inertes qu’en apparence et qu’un regard assez attentif est capable de les réactiver. Que cette croyance soit pour partie magique, qu’elle soit d’autant plus forte qu’elle s’oppose à la certitude de la mort – qu’elle conjure et tient pour ainsi dire à distance –, toutes ces remarques n’y changent rien. Cette capacité de réanimation est latente dans le plus pauvre cliché du XIXe siècle comme dans un photomaton, un portrait officiel ou une image à la dérobée. Plongée dans un bain de regards – comme on dit un bain de révélateur – la photo se remet à bouger et une multitude de réactions se produisent dans l’esprit du regardeur : questions de psychologie, d’histoire, de famille, d’amour et ainsi de suite. On a écrit tout à l’heure que sa représentation par elle-même était consubstantielle à l’espèce humaine et qu’elle était infinie : comme est consubstantiel à chacun le désir de « faire parler » un visage – c’est-à-dire de se mettre à parler à propos et à partir de lui – et comme est infini le monologue qu’une seule face peut susciter.

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Cette capacité n’est évidemment pas propre à la photo, même si elle y est fortement attachée. Un graffiti préhistorique, un portrait du Fayoum, un bout de dessin font tout autant naître la parole. Mais la nature en partie machinique de la photo et ce qu’elle a d’involontaire, comme on l’a dit, confère à ces figures humaines une densité particulière. Cette force se retrouve amplifiée et magnifiée dans les verrières de Saint-Gildas. Chacune appelle un long regard, des interrogations ou des rêveries. Ceci pourrait être appelé le roman de chaque visage.

La seconde observation porte sur cette manière très particulière qu’a Convert de faire de la négation le moyen d’une affirmation plus intense. A Saint-Gildas, le cristal abolit toute couleur, sa transparence est extrême, le relief est négatif, les physionomies sont indiquées plus que détaillées. Les visages des pleureuses de la « pietà du Kosovo » et de la « madone de Benthala » sont en creux, comme les visages de Joseph Epstein et de son fils dans la sculpture de cire grise la plus récente. Il serait fort possible de soutenir que la suppression des détails et l’inversion du relief en empreinte négative sont de nature à rendre moins aisée et moins immédiate la perception visuelle des visages, dans la mesure où elles appellent le regardeur à une projection mentale qui « rétablisse » les visages dans leur apparence habituelle : de l’empreinte enfoncée dans la cire ou le verre vers le bas relief et le masque.

Voici en effet ce qui arrive – et voici que se vérifie ce que l’on ne peut nommer autrement que l’efficacité émotionnelle de ces œuvres. Elles refusent la perception ordinaire du visage et, la refusant, elles exigent une attention et un effort auxquels peu de regards sont accoutumés. L’expression, la présence sont à retrouver et non à recevoir. Cela suppose de l’attention et même de l’application. Et c’est ainsi que le regard entre véritablement dans l’œuvre et qu’il y demeure : précisément parce qu’elle ne se prête pas à un coup d’œil en passant – dans ce cas, il n’y a presque rien à voir – et qu’elle n’est pas facile et évidente comme le sont, au plus haut degré, les imageries de la publicité et de la consommation courante, qui doivent être reconnues en une fraction de seconde – et sont oubliées en un espace de temps aussi réduit. Il faut absolument que l’œuvre soit la plus éloignée possible du spectacle actuel – cinéma, télé, jeux... – pour pouvoir arrêter les yeux. Alors, il ne s’agit plus de consommation irréfléchie et amnésique, mais d’analyse et de contemplation : il s’agit d’exigences visuelles et intellectuelles indissociables. De deux choses l’une : si c’est du spectacle, il n’y a rien d’autre à faire qu’à le consommer confortablement et sans penser à rien ; et si ce n’en est pas, si des difficultés se présentent, s’il faut du temps, alors c’est de toute autre chose qu’il s’agit – d’art vraisemblablement.

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En 1997, Convert a réalisé une vidéo qu’il a intitulée Direct/Indirect, devenue depuis Direct/Indirect I car deux autres vidéos ont repris ce titre. Pour matière première, il a pris des séquences tournées par des reporters sur plusieurs théâtres de conflit, particulièrement en Bosnie. Ces séquences, destinées à des chaînes de télévision, n’ont pas été diffusées et sont demeurées à l’état de cassettes abandonnées dans des bureaux. A partir de ces images, il aurait été possible de procéder à un montage spectaculaire, une collection d’horreurs et de deuils, de tragédies et de désastres. Il semble du reste que ce soit en raison de la dureté de plusieurs de ces reportages qu’ils n’ont pas été montrés. Au lieu de cela, Convert a décidé de « blanchir » les images presque jusqu’au point où ne se verraient plus que des remous sur une surface uniformément blanche. Mais sans l’atteindre : les scènes demeurent identifiables et, plus particulièrement, les visages - enfants terrorisés, femmes éplorées, combattants épuisés ou mourants, soldats de l’Onu hagards.
Les photogrammes tirés de Direct/Indirect 1 ressemblent de façon surprenante aux vitraux de Saint-Gildas : même pâleur troublée par des taches, même focalisation sur les visages, même absence de récit. Et même présence irréfutable d’êtres humains que rien ne peut faire disparaître.

 

Philippe Dagen

Cet article est issu de l'ouvrage:
"Pascal Convert, Abbatiale de Saint-Gildas-des-Bois" parue aux éditions du patrimoine, Centre des monuments Nationaux. 2009.

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