pascal convert

1987-1992

Empreintes

2021

Empreinte, Bergère XIXe, 1992. Cire blanche, 90/59/69cm.
Empreinte, corail, 1992. Cuivre, 19/20/21cm.

2223

Empreinte, Rose, Villa Belle-Rose, 1990. Cristal massif, 8/70/70cm.
Empreinte, potiches chinoises et chien de Fô, 1989. Verre massif.

2425

Carreaux, d'après un motif gravé pour impression sur tissu, posés dans deux embrassures de porte, verre moulé, 1989.

2627

Empeintes de grilles de fenêtre 1930 sur verre, spot directionnel, verre clair, 80/152cm, 1987.
Empreintes d'éléments de rampe d'escalier 1930 sur verre, spots directionnels, quatre volumes, verre clair, 80/100cm, 1987.

2829

Autoportrait, 1991, empreinte d'autoportrait peint (1963). Mine de plomb sur plâtre, 35/35/2cm.
Autoportrait, 1991, empreinte d'autoportrait peint (1963). Cristal et plâtre, 35/35/2cm.

 

Meubles et bibelots

 

Cette mobilité virtuelle du lieu emporte avec elle une conséquence décisive : c'est que, dans la demeure où nous marchons ici, « l'immobilier » — l'immobile — ne se distingue plus vraiment du mobilier. Pascal Convert oriente une partie de ses questions posées à la sculpture vers le statut déplacé, se superposant, du lieu compris comme objet et de l'objet compris comme lieu. Dans cet échange subtil, qui d'ailleurs implique une réflexion aiguë sur les notions d'échelle et de dimension, la structure architectonique perd son privilège de subsumer, de dominer des objets qui la « décoreraient ». Ainsi, le décor lui-même sera pensé et produit selon des problématiques qui renversent entièrement l'usage trivial — ou idéaliste, c'est-à-dire réducteur — que nous faisons souvent d'un tel mot.

Constatons d'abord que les objets « décoratifs » investis, reportés ou transformés par l'artiste appartiennent tous à un passé relativement proche, celui de nos grands-parents ou celui de nos parents : ce sont des objets du XIXe siècle — ces objets encore usage dans les familles d'aujourd'hui, ces objets qui ne sont pas encore passés à l'éloignement muséal — et du début du XXe. Ils relèvent peu ou prou de cette « époque rêveuse » du goût décoratif dont Walter Benjamin parlait à propos de la Belle Époque (1). Pascal Convert a par exemple utilisé, dans sa Vitrification de 1989, à la galerie Dumont, un motif pour impression de tissus qui, moulé dans des carreaux épais de verre vénitien — presque un cristal —, transformait subtilement le blanc passage d'une embrasure de porte. D'un côté, l'artiste y voyait une opération semblable à celle d'une empreinte digitale diaphane et agrandie, propagée ; d'un autre, ce motif imprimé dans la texture du verre, lui-même encadré dans la texture du mur, donnait au lieu une tout autre consistance : il réinventait le lieu du passage.

Déjà, nous pouvons comprendre que l'usage du décoratif rejoint exactement le travail de déplacement autobiographique mené sur les lieux eux-mêmes — les villas, l'appartement de l'artiste, mais aussi, à présent, quelques prélèvements discrets sur la demeure de l'enfance. Le mobilier devient un lieu vitrifié, immobilisé dans son empreinte cristalline. Et l'objet — qui tend, comme souvent, à la miniature — se rend capable d'inclure de très grandes choses mentales, des lieux, comme ces vieilles boîtes ou ces encriers chinois avaient été capables, autrefois, d'imposer au regard de quelque mandarin la sensation même de montagnes sacrées, de paysages entiers.

C'est ainsi que le report horizontal et vitrifié d'un plan de villa aura pu devenir une sorte de table inversée projetant son ombre (plan et découpe tout à la fois) sur le sol d'une galerie (2). Mais cette réinvention du lieu ne prend tout son sens que d'une mise en œuvre du temps, c'est-à-dire d'une question posée, devant l'humble objet décoratif, à l'histoire intime — et inaccessible — dont il tire son usage et sa bien dite familiarité. Quand Benjamin voyait dans chaque armoire familiale une condensation intime des demeures elles-mêmes pensées comme closes et fortifiées, il posait devant le mobilier une véritable question anthropologique, consistant à vouloir retrouver « l'arbre totémique des objets » — familiers ou familiaux — à partir de leur « histoire fondamentale » (Urgeschichte) ou de leur généalogie même (3). Pascal Convert procède dans le même sens lorsqu'il isole, vitrifie et dépose au sol, comme un petit monument aux morts, une grande rose décorative sauvée de la ruine des villas. Belle-Rose : l'objet décoratif 1925 vaut ici comme le nom propre du lieu, c'est-à-dire qu'il est déposé comme on dépose les armes ou les actes archivés d'une famille disparue, l'emblème ou le blason d'une ligne éteinte, d'une Maison Usher dont ne reste plus qu'un pauvre signe vitrifié, d'autant plus pauvre qu'il n'était que l'accessoire, le « décoratif (4) ».

Décor et décoratif deviennent ainsi comme les signes ou les mouvements désaffectés — apparemment neutres, sans affects — d'une longue durée intime, le plus souvent insue, inaperçue. Le décor accompagne notre vie entière, et c'est lui en effet que nous distinguons le moins. Il habille notre intérieur, les rideaux de nos fenêtres, les tapisseries que nous avons toujours devant les yeux lorsque nous les fermons pour nous endormir, et lorsque nous les ouvrons pour nous réveiller. La potiche posée depuis toujours sur la cheminée, nous ne la voyons plus depuis longtemps, mais tout à coup nous la fixons, nous la regardons et nous désirons la garder lorsqu'il nous faut quitter la maison ou lorsque la personne à qui elle plaisait, ou appartenait, vient juste de mourir. Et c'est ainsi que, dans tous les cas, Pascal Convert aura mis en jeu le paradigme décoratif comme un paradigme d'altérité et d'absence (5) — plus encore : de séparation, de perte, de deuil.

Igitur ne dit pas autre chose. Son héros mélancolique, cet ange du bizarre, s'entoure d'objets et du « décor ordinaire de la Nuit » dans lesquels, est-il écrit, « subsiste encore le silence d'une antique parole proférée ». Partout, dans le récit mallarméen, s'alourdit le poids des tentures et des meubles, qui sont comme la réponse du lieu à la gravité même du moment : « Et du Minuit demeure la présence en la vision d'une chambre du temps où le mystérieux ameublement arrête un vague frémissement de pensée, lumineuse brisure du retour (6)... » Les chimères qui décorent les montants des meubles deviennent des fantômes, et sur une commode brille là-bas une simple fiole de verre, « pureté qui renferme la substance du Néant (7) », c'est-à-dire de la mort qui vient. Ailleurs, Mallarmé regardera « le pur vase d'aucun breuvage » rimant fixement avec un « inexhaustible veuvage » Ailleurs encore, dans un poème-tombeau, les bras d'un « ancien fauteuil » nous parleront d'ombres et de sépulcralités, faisant de son spectateur le « captif solitaire du seuil ». Nous savons combien, chez Mallarmé, le mot bibelot sait consonner avec le mot aboli (8).

Voici donc le décor investi d’une nouvelle fonction : offrir un support pour la hantise. Comme Stendhal fixant son regard sur les montants d'une balustrade — juste après la mort du « pauvre Lambert », pour en faire les « toupies » visuelles d'une fascination presque hypnotique, qu'il voudra dessiner (9) —

Pascal Convert emprunte et empreinte quelques objets, à la fois modestes et majeurs, d'un temps familial marqué de la perte, puis de la fascination mélancolique. Mais ces objets, dit-il à raison, ne sont pas des objets (10). Ce ne sont que des traces d'objets, des relevés indiciaires, des vitrifications, des moulages. Ce sont des vestiges qui demeurent, mais ce ne sont pas des reliques. Encore moins des ready-made (au sens étroit où l'on veut entendre ce mot aujourd'hui), ou quoi que ce soit qui relèverait d'un culte rendu aux objets comme tels. Car ce qui vient au premier plan, dans l'opération qu'ils subissent, relève avant tout d'une rigoureuse décision de forme et de matière qui tend toujours à transformer, voire à inverser l'évidence des objets par une sorte d'évidement de leur présentation, de leur présence matérielle.
Ainsi, la grille de fenêtre, déjà en soi éprouvée comme reste ajouré, comme squelette, sera-t-elle redoublée par le réseau des ombres portées, plus « portantes » d'ailleurs, visuellement, que le fer forgé lui-même, qui disparaîtra tout à fait dans les versions de verre sablé. Or, dans ce redoublement en épaisseur de l'objet décoratif et de ses traces, apparaît bien l'aspect d'auto-engendrement intarissable — inquiétant pour cela — du motif par lui-même à travers ses supports feuilletés et déplacés. Nous retrouvons là, en quelque sorte, ce qui dans le décor ou dans l'ornement, considérés comme processus, évoquerait cette paradoxale « connaissance par les gouffres » si bien nommée par Henri Michaux :

« Visions d'ornements. Presque personne n'y échappe. Caractère de ces ornements. Pas désirés, et néanmoins ils persistent. Pas immobiles. Pas d'ensembles ornementaux qu'on pourrait s'arrêter à considérer. Plutôt qu'on ne voit des entrelacs, l'on assiste à ce qui indéfiniment s'entrelace. Ornement qui n'orne rien du tout. Détails dans le détail. Dentelles dans la dentelle. Continuation monotone. Rythme de développement, d'étalage constant, qui ne ralentit, ni ne se met en relation avec vous. Inarrêtable (11). »

Pascal Convert semble ainsi déployer un processus inarrêtable — ce qui ne veut pas dire profus et débridé — du relevé ornemental. Une « fresque murale 1930 », comme dit l'intitulé d'une œuvre, aura donc été soumise à ce travail de relevé, au sens artisanal et technique du mot (opération de calque, de report par transparence) — mais aussi dans le sens théorique ou philosophique de la relève, cette transformation radicale où le statut d'un objet se trouve exposé lorsqu'il subit une opération basée sur la négation ou la réversion de ses conditions matérielles d'existence (12). Un fauteuil Empire subira, quant à lui, l'opération plus complexe d'un moulage puis d'un tirage en positif qui, malgré sa précision de texture, ne restitue ni ne décrit l'objet, et le transfigure plutôt par toute une série de choix discrets mais renversants: par exemple, la compacification de l'espace compris entre les quatre pieds du siège — ce qui a pour conséquence de l'enter dans le sol, de l'alourdir et d'accentuer par là un effet de socle —, ou bien le choix du matériau utilisé, une cire légèrement grisée qui a la couleur d'un papier calque, et tend à brouiller la perception même de l'objet comme volume. (J'ajoute que la cire fait évidemment de cet objet un objet où ne pas s'asseoir, à moins d'imprimer dans la masse une empreinte négative de notre corps.)

Il y a, enfin, ces deux potiches exposées à hauteur de cheminée, ces « purs vases d'aucun breuvage ». Leur relevé consiste ici à les présenter remplis de leur propre matière, un verre massif qui interdit de les penser et de les voir comme des réceptacles. Pascal Convert propose ici un subtil déplacement de l'idée d'empreinte : il s’agit d’un moulage de l'intérieur, en sorte que l'effet de compacité se double d'un effet de volume rendu au vide, et d'extériorité visible rendue à l'espace, par définition invisible, de l'intérieur de l'objet. Celui-ci s'est en quelque sorte déplié, retourné — mais sans perdre pour autant sa volumétrie familière. L'œuvre s'investit alors d'un pouvoir d'étrangeté qui lui vient, outre de la beauté propre et des accidents de sa surface « vert d'eau congelée », d'un paradoxe constamment en acte, mais figé lui aussi, vitrifié dans quelque chose qui évoque les trésors aberrants des anciennes Wunderkammern, capables de contenir les choses les moins « contenables » du monde...

Seule, l'empreinte du « chien de Fô », dans cette œuvre, est une empreinte réellement positive. Mais ce dont elle offre l'empreinte porte déjà lui-même la marque du défaut, de la perte et du deuil — et cette négativité intrinsèque, Pascal Convert n'était pas sans la connaître dès le départ (13). C'est qu'il pense la notion de décor elle-même comme une ritualisation insue de la perte. Et je ne m'étonne plus de le voir rechercher dans les trésors religieux ou funéraires des temps passés une correspondance avec les objets qu'il fabrique lui-même loin de toute religiosité et loin de toute ritualité (14). Par exemple dans tel cristal taillé photographié au Vatican, et devant lequel un théologien dionysien du Moyen Age pouvait sans doute s'hypnotiser lui-même, dans un processus qu'il nommait anagogique, se justifiant de sa fascination par un mouvement inverse d'intériorisation où il disait voir dans le mot latin decor un jeu de mots divin sur l'expression decus cordis, la « beauté du coeur (15)».

Ou bien l’on pourrait, à l'instar de l'artiste lui-même, contempler ces potiches de verre opalescent comme on regarderait les émouvants vases canopes de l'Égypte ancienne : ils ne décoraient les sépultures que pour enfermer dans leurs albâtres et dans leurs pâtes de verre des parties, des organes momifiés du corps mort qui habitait là. Ils n'étaient donc « décoratifs » — et même figuratifs — qu'à la mesure même de leur invisibilité, fabriqués qu'ils étaient pour se reclore à jamais dans l'obscurité derrière les portes en granit de quelque pyramide.

Georges Didi-Huberman, extrait de "La demeure, la souche".

1 - W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 231 (citant Hessel).
2 - Dans le catalogue de la galerie J.-F. Dumont, p. 6-7. Mais aussi dans le catalogue de l'exposition Aubry, Convert, Duprat, Mogarra, Cadillac, Château des ducs d'Épernon, 1988, p. 16-17.
3 - W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 230. Cf. également G. Bachelard, La Poétique de l'espace, Paris, PUF, 1957, p. 140-207.
4 - C'est Pascal Convert lui-même qui parle à ce propos d'emblème et de blason familial, dans son « Entretien avec Y.-M. Bernard », art. cit., p. 31.
5 - Il le dit lui-même, explicitement, dans la conférence inédite intitulée « Le motif autobiographique » (1991).
6 - S. Mallamé, « Igitur », Œuvres complètes, op. cit., p. 435.
7 - Ibid., p. 439-441.
8 - Id., « Ses ongles purs... », ibid., p. 68 ; « Sonnet » (1877), ibid., p. 69 ; « Surgi de la croupe... » (1887), ibid., p. 74.
9 - Stendhal, « Vie de Henry Brulard », Œuvres intimes, op. cit., p. 676-678.
10 - P. Convert, « Entretien avec Y.-M. Bernard », art. cit., p. 31.
11 - H. Michaux, Connaissance par les gouffres, Paris, Gallimard, 1967, p. 18.
12 - Cf. le catalogue Aubry, Convert, Duprat, Mogarra, op. cit., p. 12. Mon allusion philosophique vise bien évidemment l'Aufhebung hégélienne et sa traduction, indépassée, par Jacques Derrida.
13 - Puisqu'il parle de ces objets chinois pour en évoquer l’usage et la tradition funéraires.
14 - On retrouverait chez bien d'autres artistes contemporains une telle façon de scruter l'art du passé. Je songe par exemple à Tony Smith, fasciné par les architectures funéraires de l'Orient ancien, ou par les mégalithes de Grande-Bretagne.
15 - Cf. G. Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1990, p. 55-63.

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