pascal convert

1996-2000

Native drawings

 

Il était une fois, il y a très longtemps ... N'est-ce pas ainsi que commencent toutes les histoires racontées aux enfants, comme celles qui rapportent les mythes fondateurs des sociétés humaines? D'enfance et de temps immémoriaux, ceux de la préhistoire, il est question avec les Dessins du temps de Pascal Converti. Et ceci à plusieurs degrés. Converti part de dessins d'enfants comme lignes de sa sculpture, pour interroger sa propre enfance puis la nôtre, l'enfance du spectateur. C'est le lieu de la mémoire qui est convié, comme c'est le temps dont on cherche à démêler, notre vie durant, l'entrelacs minutieux avec l'espace. Il s'agit d'un temps immuable.

Dans une errance propice à "enchevêtrement, Converti nous conduit dans un labyrinthe mystérieux, merveilleux comme le temps de l'enfance, dont on ne peut ressortir. On porte alors le coquillage à notre oreille, avec le plaisir de la première découverte, pour faire sourdre du silence le murmure qui n'en finit pas, le murmure de la vie qui, en nous, continue. Le coquillage est aussi celui de la mémoire qui nous rattache à l'instant, à cet instant sans survivance d'une origine perdue, ni projection dans un avenir rédempteur.

Ce texte-ci n'est pas une illustration des images, il ne les commente pas, comment le pourrait-il seulement ? Mais, avec les images, le texte cherche à s'enchevêtrer pour décrire, déplier un monde étranger où l'on parle une langue inconnue. Ce monde ressemble à la calligraphie, à l'écriture, et par cet aspect, il s'apparente à l'Extrême-Orient où les œuvres désignent des mots et sont réalisées sur le principe du tracé en un seul mouvement, une fois pour toutes.

Roland Barthes décrivait sa découverte du Japon dans L'Empire des signes (1) et, là-bas et alors, il admira le Saton ri zen qui partant d'un vacillement visuel est un "vide de parole", un monde sans paroles, et transporte la vie vers cet interstice-même. On sait par ailleurs que le Japon a développé une forme poétique brève, le Haïku, sorte de "balafre légère tracée dans le temps". Pour Barthes, le Haïku "nous fait souvenir ce qui ne nous est jamais arrivé: en lui, nous reconnaissons une répétition sans origine, un événement sans eaux, une mémoire sans personne, une parole sans amarres".

C'est aussi la responsabilité de l'artiste d'ouvrir une brèche sur l'inconnu et d'inventer une langue propre qui peut paraître étrange. Les Dessins du temps de Convert trouvent leur point de départ sur des dessins d'enfants âgés de 1 à 3 ans. Des dessins d'enfants sans parole ou plutôt d'enfants qui découvrent la parole. En vérité, tous les dessins qui sont les dessins préparatoires à l'œuvre sont réalisés par l'enfant qui scande les mots dont il jouit de la toute nouvelle connaissance et qui, en se tissant sur la ligne du dessin, viennent résonner comme un point d'orgue musical. C'est ça le premier aspect du coquillage de la mémoire: comment retrouver dans le dessin l'harmonie sonore de l'enfance. L'enfant émerveillé est devant l'inconnu du langage. L'enfant âgé de 1 à 3 ans joue, chante, dessine l'inconnu infini qui s'offre à lui. L'artiste lui aussi cherche cette absence, ce silence antérieur. Bram Van Velde, qui cherchait à montrer l'invisible par son œuvre, disait que "pour être capable d'accueillir l'inconnu, il faut être sans bagage" (2) et non sans langage, mais que pour aller au-devant de l'inconnu, l'artiste ne cherche pas nécessairement à avoir un langage compréhensible, mais assurément il revendique un langage vrai. Comme pour les autres œuvres dans la recherche continue de Pascal Convert sur la représentation du temps, ce travail s'appuie sur un modèle réel (3), un modèle que l'artiste capte du réel et restitue, transfère sur un matériau, non pour reproduire le visible, mais pour rendre visible (4). Le présent travail s'inscrit donc dans une série qui associe l'''appartement de l'artiste" et les villas de la Côte Basque tout d'abord, ou des éléments de décors (grilles de fenêtre, roses) (5), mais aussi des reconstitutions de vue de façade ou d'intérieur des mêmes villas. Des éléments classiques de l'espace architectural sont les points d'ancrage de la mémoire des lieux que l'on a abandonnés. L'empreinte et la question de l'infra-mince sont les étapes suivantes de la réflexion de l'artiste, qui s'interroge sur les possibilités de mouler le temps (6). Viennent ensuite les polygraphies de sommeil, autobiographies de l'artiste. Convert appelle alors ses œuvres, à juste titre, des Autoportraits et celles-ci font l'objet d'un double transfert qui nécessite à chaque fois une interprétation spécifique: transfert sur l'imprimante de l'ordinateur du scientifique qui a enregistré les signaux provenant des électrodes placées sur l'artiste; transfert par l'artiste, sur le verre ou la marmorite, des courbes de son propre sommeil, de ses rêves, de ses gouffres.

Ces dessins du temps enfin. Les dessins d'enfants sont les dessins préparatoires - plus : les dessins sous-jacents - à l'œuvre de Convert, c'est-à-dire qu'ils subsistent, là encore, dans le tracé gravé et peint dans le verre. L'enfant, Mona ou Léo, alors qu'il trace des courbes de couleur avec des crayons feutres sur la feuille de papier, est filmé par l'artiste à l'aide d'une caméra vidéo. Une troisième dimension est fournie au dessin par le temps que passe l'enfant sur chaque point de la ligne. On a alors affaire à un objet en volume autour duquel on peut tourner virtuellement, grâce au micro-ordinateur sur lequel est enregistré l'image virtuelle en trois dimensions et grâce à des logiciels appropriés de traitement d'images. Plusieurs sorties papier fournissent des coupes dans cet espace-temps et sont autant d'états de l'œuvre à venir. Survol ou ligne de temps sont autant de possibles esquisses de l'œuvre à venir, coupes dans l'interstice de la vie de l'œuvre, dans cet espace infra-mince entre l'emprunt du dessin de l'enfant et le tirage définitif qui, lui, est reporté sur une plaque de verre aux dimensions choisies. Enfin, la gravure est rehaussée de peinture.

Les hommes préhistoriques, ceux du Paléolithique supérieur, Cro-Magnon donc, comme nous mais avant la dernière glaciation, n'avaient pas le verre. Ils gravaient pour réaliser des œuvres admirables sur l'os ou la pierre, puis remplissaient les traits de peinture pour révéler leur dessin (7) qui, sinon, serait resté pratiquement invisible. La signification profonde de ces dessins a disparu, à jamais semble-t-il. C'est, au-delà des animaux, des humains, des signes qui sont représentés, cette disparition qui nous enchante. On ne déplore plus nostalgiquement la perte d'un temps révolu, mais on s'interroge sur le présent et la permanence des formes de la représentation, on songe aux conditions de la perte même, à la mémoire, à l'oubli. Denis Vialou parle d'acquisition symbolique des formes (8) en observant la métamorphose des choses naturelles en œuvres et en objets. Formes recueillies, formes inventées, formes transcendées sont les supports des images que l'homme se donne à lui-même. Le plus émouvant en somme dans l'art préhistorique, c'est que l'on a affaire à une perte essentielle, un oubli dans le temps et la durée dont on peine à mesurer l'étendue. Les conjectures sur la signification des œuvres du paléolithique supérieur reposent sur des rêves, titre justement d'un bel article d'André Leroi-Gourhan (9). Quel est le sens du dessin préhistorique?  Disparu, oublié. Entré en survivance, comme le disait, lors de sa capitulation, le chef indien Seattle au général américain qui allait conduire sa tribu dans une réserve. L'art préhistorique est une forme d'inconscient dont le sens est destiné à être perdu, à jamais. Dans ses écrits, Leroi-Gourhan nous place, d'entrée de jeu, devant la difficulté majeure d'aborder cet art si ancien, tant la connaissance que l'on a du corpus même, de la signification ensuite et du contexte humain, est fragmentaire. Mais si "l'art préhistorique n'est encore que très partiellement connu (...) l'homme qui utilise une partie de son activité manuelle à la création de formes est si proche de nous qu'il n'est pas difficile de le projeter sur un schéma culturel et social cohérent et riche de possibilités"(10). André Leroi-Gourhan n'avait pas d'explication constructive à donner de la religion des Paléolithiques, puisque ce qu'ils ont laissé de leur pensée et de leur art lui paraissait suffisamment respectable pour que l'on ne les "déguise" plus de manière superficielle et gratuite. Il ajoutait que ce qu'ils ont laissé "de leur métaphysique est banalement humain", mais que leur pensée pouvait être aussi riche et complexe que celle de l'homme historique.

Dans les œuvres préhistoriques, les signes sont plus nombreux que les animaux et les humains, et sont extrêmement diversifiés. L'art des cavernes présente, parmi ces signes, un vaste ensemble de tracés, plus souvent gravés, enchevêtrés, superposés, de lecture difficile, rarement étudiés lorsqu'ils ne sont pas négligés. Traits parasites, fouillis de traits, entrelacs, arabesques, contours inachevés en sont les dénominations les plus courantes et ont été considérés comme les premiers balbutiements de l'art préhistorique. L'abside de Lascaux en est un exemple où gravures d'animaux et de signes répertoriables s'entremêlent d'une multitude de traits indéterminés. En réalité, on rencontre les traits enchevêtrés partout et ils représentent près du tiers des unités graphiques. La découverte de la grotte Chauvet (11) à Vallon-Pont-D’arc en Ardèche, deux fois plus ancienne que Lascaux, vient infirmer, telle une démonstration par l'absurde en mathématique, l'hypothèse que ces traits puissent correspondre aux premiers dessins des tout premiers artistes. Certains de ces tracés sont peut-être le signe d'une appropriation de l'espace souterrain par les Préhistoriques.

Dans le réseau Clastres-de-Niaux en Ariège, des tracés digitaux dans l'argile, couvrent les parois des galeries et dessinent de longues traînées, désormais scellées dans l'argile et la calcite (12).

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A Gargas, dans les Hautes-Pyrénées, les tracés digitaux sur l'argile des parois entremêlent des "macaronis" avec des représentations d'animaux. La grotte de Gargas est cependant plus connue pour ses ensembles de mains négatives rouges et noires mutilées: elles ont fait l'objet d'essais fantasques d'interprétation (grotte hôpital, grotte sanctuaire, grotte archive .. .>, sans que soit posée la question des techniques de réalisation des peintures (13). Peu importe ici la signification, la technique dans la découverte de l'image: c'est la juxtaposition de ces traits indéterminés et des mains qui semble importante, comme dans le jeu de Mona qui vient "cacher", sceller le contour de ses petites mains dans l'entrelacs des lignes de couleur.

Convert connaît l'importance de l'empreinte. Il a utilisé cette technique, qui paraît triviale en apparence, mais qui lui permet de poser les questions fondamentales de l'œuvre d'art et de son rapport au temps. Les Préhistoriques ont laissé leur empreinte sur les parois des grottes, explicitement avec leurs mains, mais aussi de façon plus discrète en laissant des traces de leur passage et de leur place dans l'espace et le paysage. Rappelons encore que, pour André Leroi-Gourhan, la tendance humaine à réaliser des figures est indissociable du langage, il "relève de la même aptitude de l'homme à réfléchir la réalité dans des symboles verbaux, gestuels ou matérialisés par des figures"(14). Souvenons-nous que Mona ne cessait de scander des mots en parcourant les lignes de couleur sur la feuille ou en dessinant ses mains. Elle est à "l'aube de ses images" et chante à inventer un inconnu, son inconnu à elle.

Bram Van Velde disait qu’il "est difficile de trouver des phrases inconnues. Des phrases qui sachent accueillir "inconnu. Il semble vraiment que la peinture ou la musique sachent mieux dire cet inconnu"(15).

Leroi-Gourhan, enfin, évoque merveilleusement l'équilibre circulaire établi par Cro-Magnon, par nous donc, dans lequel pensée parlée et pensée fixée par les dessins et l'écriture s'enchevêtrent (16). Cela ne fait-il pas immédiatement penser aux labyrinthes borgésiens ? "Un labyrinthe en ivoire, un labyrinthe minuscule ... un labyrinthe de symbole, un invisible labyrinthe de temps ... Je laisse aux nombreux avenirs (non à tous) mon jardin aux sentiers qui bifurquent" (17). Ces dessins d'enfants, ces labyrinthes de temps, ces plans de jardins sont captés par Convert dans "un pli léger dont est pincée, d'un coup preste, la page de la vie, la soie du langage" (18). Convert travaille les dessins d'enfants pour construire une mémoire. Il a appelé les dessins de cette série Native drawings, comme on pourrait dire "native Americans"(19)  pour les Indiens d'Amérique. 1\ sait bien que cela fait partie d'un code culturel contemporain pour signifier que ces indiens sont avant tout Américains, présents nomades dans l'espace qui accueille l'Amérique d'aujourd'hui. Mais cette dénomination de l'œuvre comporte plus: elle est naissance d'œuvre en elle-même, comme telle. Dessins d'origine, dessins de mémoire, dessins de naissance d'un langage, ces "native drawings" renferment une émergence de forme et de vie.

Nous avons donc déjà vu que ces lignes parcourues évoquent la naissance, l'éclat zen. Nous avons parcouru les tracés des labyrinthes merveilleux ou des paysages de jardin enchanteurs et silencieux: le jardin de Borges ou bien encore le jardin zen de sable blanc aux lignes apparentes obtenues par le râteau, interrompues rythmiquement par un rocher noir restituant l'échelle d'un univers fini. Ces lignes tracées, gravées dans le temps, Convert va les travailler pour réaliser une œuvre qui possède toutes les propriétés de ces jardins.

N'est-on pas étonné en outre, en voyant des pages projetées antérieures à la sculpture et dérivées des dessins de Mona (Mona 1), de se retrouver parfois dans un paysage évoquant le monde surréaliste d'un Yves Tanguy? C'est cette quête de "inconnu, de l'invisible, de l'étrange à laquelle nous sommes conviés. Ainsi, comme dans les Jours de lenteur, par exemple, nous sommes immergés dans une forme de mirage, ni aérien, ni sous-marin, mais soudain, miraculeusement, nous passons de l'autre côté du miroir et nous nous déplaçons doucement dans un espace dont le temps et la mémoire sont mystérieusement devenus les éléments essentiels du décor. Les formes de couleur flottent dans l'interstice du temps sans durée. C'est justement ce passage-là vers lequel Convert cherche à nous guider. L'infra mince, l'interstice sont enfichés dans la trace d'un passé déjà oublié, disparu, voilé, assourdi.

Convert s'interroge sur la perte de ce temps préhistorique, sur la signification de cette nécessité de laisser une empreinte de son passage par des formes empruntées à la nature. Et il invente un fantasme préhistorique: l'artiste dans les cavernes aurait laissé sa part animale dans les représentations et les signes. Par maints aspects, l'archéologue aurait alors un regard plutôt nostalgique vers ce temps révolu, déplorant la perte d'une origine, même animale. Mais Convert, au contraire, s'appuie sur cette interrogation sans solution, sur cette crainte, sur ce doute pour s'aventurer joyeusement dans les lignes, dans les empreintes, dans les couleurs. Il nous entraîne à sa suite à poursuivre le jeu pour aller au-delà de l'apparence des choses, à franchir le mur du sens qui masque l'essentiel - par peur d'avoir peur - peut-être ... Convert propose alors fort mystérieusement l'hypothèse que "l'autisme serait là pour nous protéger de notre animal". Il trace des lignes qui sont des contours de rien, qui tissent un espace étranger pour nous plonger dans le secret de l'œuvre. 

Ces dessins sans boussole sont des immuables et cela évoque les textes étranges de Fernand Deligny, éducateur d'enfants, d'enfants autistes notamment. Etrange, insaisissable, déconcertant, brouillant les pistes (2o), Fernand Deligny a partagé pendant de nombreuses années dans les Cévennes, avec quelques autres adultes, la vie d'enfants autistes, "en ricochet" des pratiques institutionnelles et Deligny écrit, mais ne raconte pas, ne décrit pas. Ecrivant, il tente d'évoquer ou des situations ou des individus, sans jamais intervenir dans le cours de l'histoire qui se passe: "Ecrire a toujours été le projet qui m'a tenu compagnie, qui m'a servi de dérive pour échapper à la carrière. Mon projet propre était d'écrire. Ecrire à l'infinitif" (21). Pour Deligny, à l'instar des œuvres d'art, les écrits ne reproduisent pas le réel, ils le rendent visible. Il cherche une écriture "lisse" et supprime les aspérités qui provoqueraient la dérivation du sens. Il s'efforce de tracer, de transcrire, de donner à voir, en dehors de toute entreprise langagière.

Dans Les Enfants et le silence (22), Deligny nous convie à suivre les traces de rien, de ces sociétés sans auteurs décrites par les ethnologues. Ces traces définissent des cartes et créent un passé au lieu, et aux personnes qui évoluent dans ce lieu. Il nous montre aussi que le silence, comme le langage, est structuré dans un discours. Il dresse alors de véritables cartes de ces "lignes d'erre", ce mot d’erre" qu'il a d'ailleurs lui-même ramassé quelque part, là où il traînait, sur quelque plage de sa mémoire. Les cartes sont au centre du travail de Deligny, au sein du réseau que constitue l'ensemble des unités implantées ici et là dans les Cévennes et comprenant quelques individus chacune. Les cartes reproduisent le trajet d'un enfant d'avant le langage, de "ces enfants qui vivent dans la vacance du langage". Les traces suivent les trajets coutumiers jusque vers ce lieu "chevêtre", où il y a quelque chose qui attire bon nombre de "lignes d'erre". Les cartes et leurs légendes créent une étrange astronomie. Le regard et les gestes interviennent dans les trajectoires, enserrées dans le "cerne" qui définit la limite des "lignes d'erre". "J'ai ramassé cerne pour le poser sur ce tracer en 0 mal fermé qui n'est pas une lettre. Mais de toutes les lettres ne serait-il pas la source ? (23) Ce tracer d'avant la lettre, je n'en finirai pas d'y voir ce qu'aucun regard, serait-il le mien, n'y verra jamais. L'humain est là peut-être tout simplement sans personne à la clef et sans voix (24)."

Dans le travail de Convert, il y a ce travail de l'errance du tracé de l'enfant qui découvre en même temps le langage, des enchevêtrements de lignes et de signes qui sont des tracés d'avant l'écriture et qui sont les fondements murmurants des Dessins du temps. Les lignes du temps et de l'enfance révolue sont filées dans ces dessins "natifs" où Convert prend appui sur un tracé primordial, sorte d'arc-en-ciel qui a la beauté de la forme et la fulgurance de la durée.

Les lignes qui rappellent une espèce de marmonnement chuchoté sont aussi les émergences/résurgences d'Henri Michaux. L'artiste écrivain ressent profondément la nécessité de dessiner, de participer au monde par des signes, afin d'approcher ce "continuum comme un murmure qui ne finit pas, semblable à la vie, qui est ce qui nous continue" (25). Ces mouvantes lignes qui se dessinent sont des lignes "somnambules", des lignes "d'aveugle investigation". Et cette ligne qui erre, jamais cernée, sans jamais rien cerner26, procède d'un emmêlement, comme un dessin désireux de rentrer en lui-même. Le texte que Michaux enchevêtre à ses dessins résonne des interrogations de l'artiste qui ne veut apprendre que de lui-même, "qui ne veut plus rien reproduire de ce qui est déjà au monde". Il retrouve, lui aussi, la "molle glaiseuse surface" où "l'imperturbable et impératif sillon est tracé" (27).

Convert n'est pas un copiste. Artiste, il capte avant les autres les immuables, les interstices, et, par son œuvre, ouvre des brèches dans le coincé. Les Native Drawings, ne sont pas des dessins d'Indiens, comment le seraient-ils? Mais, ils sont "native" comme neutres, aptes à capter l'inconnu. "Native", c'est l'enfance qui est convoquée, nous l'avons vu à plus d'un titre: l'enfant qui reste en nous, l'enfant sous-jacent. Il n'y a pas de nostalgie de sa propre enfance, mais ce dessin permet d'interroger l'instant de sa propre découverte du langage, instant à jamais enfoui dans l'oubli, oubli que l'on redécouvre en souriant dans l'enfant qui joue, qui dessine, qui chante justement, immuablement inscrit dans le murmure du dessin et de la parole enchevêtrés. Dans l'entre-deux, dans l'interstice ou dans la disjonction du voir et du parler, c'est justement là où Deleuze place le lieu où penser se fait. Penser, "c'est chaque fois inventer l'entrelacement, chaque fois inventer une flèche de l'un contre la cible de l'autre, faire miroiter un éclair de lumière dans les mots, faire entendre un cri dans les choses visibles"(28). Dans ses Dialogues avec Claire parnet. Deleuze nous engage à traverser l'horizon, à pénétrer dans une autre vie, en traçant une ligne dans un "devenir-présent", au milieu, ni au début, ni à la fin (29). Perdu dans le temps linéaire de l'histoire, l'homme ne parvient plus à trouver, entre passé et futur, l'espace du présent.

Le trait est une action visible (30) de cette recherche, pour poursuivre le jeu, alors qu'à force de paroles, il est peut-être trop tard pour bégayer, nous dit Convert. Les Tableaux du Temps, dessins natifs mais aucunement naïfs, sont des empreintes mystérieuses du fil du temps qui décrivent des traces à jamais oubliées de notre enfance et de l'inconscient de l'art. Ces œuvres bâtissent un labyrinthe infini d'espace et de temps intimement entremêlés, nous suggérant de pénétrer l'inconnu qui nous est propre.

 

 

1. Roland Barthes, L'Empire des signes, 1970, 5kira, Genève.

2. voir Charles Juliet, Rencontres avec Bram van Velde, 1978, Fata Morgana, p. 81.

3. "Pascal Convert emprunte et empreinte quelques objets, à la fois modestes et majeurs, d'un temps familial marqué par la perte, puis de la fascination mélancolique" in Georges Didi-Huberman, "la demeure <apparentement de l'artiste}", Pascal Con vert, œuvres de 1986 à 1992, exposition au capc Musée d'art contemporain de Bordeaux, 1992, p. 27.

4. C'est le devoir de l'art et de l'artiste selon Klee, cf. Théorie de l'art Moderne, 1985, Médiations, Denoël, p. 34.

5. Empreinte de grilles de fenêtre 1930, Grilles de fenêtre 1930 de la Villa Itxasgoïty, Empreinte de rose de la Villa Belle· Rose, in pascal Con vert, op. cit.

6. L'infra mince est une notion introduite par Marcel Duchamp qui correspond grosso modo à la distance imperceptible entre deux objets sortis d'un même moule, deux vrais jumeaux, etc. Cette notion a été conceptualisée par G. Didi· Huberman dans L'Empreinte, catalogue d'exposition du Mnam, 1997, Centre Georges pompidou, Paris.

7. Voir L'Art préhistorique des Pyrénées, catalogue d'exposition du Musée des antiquités nationales de Saint Germainen-Laye, 1996, Réunion des Musées Nationaux.

8. Denis Vialou, La Préhistoire, 1991, "L'Univers des formes", NRF GALLIMARD.

9. André Leroi-Gourhan, "Les Rêves", repris dans Le Fil du temps, 1983, Fayard, paris.

10. André Leroi-Gourhan, L'Art pariétal, langage de la préhistoire, 1992, Jérôme Millon, Grenoble, p. 20 et 396.

11. J.-M. Chauvet, E. Brunet-Deschamps, Ch. Hillaire, La Grotte Chauvet à Vallon-Pont-D’arc, avec une postface de J. Clottes, 1995, Seuil, Paris.

12. J. Clottes, Les Cavernes de Niaux, 1995, Seuil, Paris, p. 69 et sq.

13. André Clot, Michel Menu, Philippe Walter, "Manières de peindre les mains à Gargas et à Tibiran", 1995, L'Anthropologie 99 n02/3, pp. 221-235.

14. André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole, t. 2, La Mémoire et les rythmes, 1965, Albin Michel, Paris.

15. op. cit. p.76.

16. A. Leroi-Gourhan, op. cit., p. 260.

17. Jorge Luis Borges, "Le jardin aux sentiers Qui bifurquent", in Fictions, Folio, p.99.

18. R. Barthes, op. cit., p. 101.

19. Ces remarques de Pascal Convert sont issues d'un projet de film pour le centre national d'art contemporain du Fresnoy, ainsi Que d'entretiens préliminaires à l'emmêlement du texte ci-contre et des images.

20. Selon Roger Gentis, dans La Quinzaine littéraire 332, sept. 1980, Fernand Deligny est "étrange, insaisissable, déconcertant. Toujours ailleurs que là où le situer. S'employant au demeurant lui-même, assidûment. À brouiller les pistes. Homme de tous les refus, ou presque. Acharné à décentrer, à détourner, à déconstruire et par là-même souvent conduit, comme malgré lui, à recentrer, à recadrer, asseoir dans de nouvelles fondations ... Personne n'a autant travaillé que lui l'art de penser à côté, à côté de tous les systèmes, de toutes les théories, de toutes les doctrines" .

21. Fernand Deligny, Le croire et le Craindre, 1978, Stock, p. 21.

22. Fernand Deligny, Les Enfants et le silence, 1980, Galilée/Spirali.

23. F. Deligny, op. cit., p. 34.

24. F. Deligny, in Cahiers de l'Immuable 1, Voix et Voir, 1975, p. 5.

25. Henri Michaux, Emergences-Résurgences, 1972, Les Sentiers de la Création, Skira, Genève, p. 13.

26. H. Michaux, op. cit., p. 12.

27. H. Michaux, op. cit., p. 12.

28. Gilles Deleuze, Foucault, 1986, Minuit, paris, p. 124.

29. Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, 1996, Champs Flammarion, p. 31 et 47.

30. Comme le dit si bien Roland Barthes à propos de l'œuvre de CY TWombly': "Le trait - tout trait inscrit sur la feuille décrit le corps important, le corps charnu L.l Le trait ne donne accès ni à la peau ni aux muqueuses, ce qu'il dit, c'est le corps en ce qu'il griffe, effleure (on peut aller jusqu'à dire chatouille), par le trait, l'art se déplace, son foyer n'est plus l'objet du désir (le beau corps figé dans le marbre) mais le sujet du désir L.l le trait est une action visible". In Yvon Lambert, CY 7WOmblv. Catalogue raisonné des œuvres sur papier, vol. VI, 1979, Muthipla, Milan.

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