pascalconvert

2021

Bibliothèque cristallisée

Texte Philippe Dagen pour CHAUMONT

Ces paragraphes n’ont pour dessein que de suggérer que les bibliothèques et les livres de verre que crée Pascal Convert peuvent être regardés et compris de plusieurs manières. Il ne s’agit en aucun cas de prétendre fixer une interprétation, mais de proposer quelques réflexions, que l’on peut espérer complémentaires.

Il y a d’abord une remarque immédiate et inévitable : l’abondance des références et des significations attachées à l’idée de bibliothèque. Banalité, qui ne peut être esquivée :la bibliothèque est un lieu très puissamment symbolique, romanesque, philosophique, historique et politique. Elle est la forme matérielle et visible de la pensée, du savoir, des sciences, de la poésie - de toutes les activités intellectuelles auxquelles se livre l’espèce humaine. On s’épuiserait à faire l’inventaire de ses architectures depuis des millénaires ; et de même celui de ses apparitions littéraires, picturales, photographiques ou cinématographiques.

Plutôt que se perdre dans ces listes redondantes, mieux vaut rappeler de combien de crimes des bibliothèques ont été les victimes. Les guerres les brûlent, car les conquérants veulent des palais et des mémoires vides qu’ils puissent occuper tout à leur aise. Pour la même raison, les dictatures les brûlent aussi et les fanatismes, quel que soit le dieu dont ils se réclament, font de même, encore pour cette raison. De tels faits se sont produits encore récemment en Afrique et rien n’autorise à supposer que ce seront les derniers. Il est à peine nécessaire d’énoncer la raison de cette haine et de ces ravages : une bibliothèque est, par définition, un endroit où des pensées différentes se côtoient, multiples, contradictoires, mouvantes. Ces différences, par leur simple existence, démontrent que l’on peut penser, sentir, aimer - rêver même- tout autrement, selon les lieux, les époques et les êtres. Les maîtres, les prophètes, les juges et les prêtres ne peuvent s’accommoder d’unetelle diversité, puisqu’ils ont raison, chacun selon son obsession, et qu’ils doivent empêcher la propagation d’opinions erronées et de fausses doctrines afin que s’établisse l’empire de leur sainte et unique vérité.

Il n’y a pas lieu de poursuivre longuement là-dessus : ce sont autant d’évidences. La liberté, les libertés habitent dans les bibliothèques. Il n’y a pas lieu non plus de se demander si Pascal Convert le savait quand il s’est saisi de cet objet pour en faire son sujet. Ecrivain lui-même, amateur d’archives et de mémoires, ennemi de toute contrainte intellectuelle, observateur à Bamyan des ravages d’un fanatisme, historien des résistances au nazisme, il s’est donné en toute connaissance de cause un sujet terriblement grave et universel. C’est au demeurant l’un de ses traits de son caractère : une propension irrésistible à aller, de son propre chef, là où sont les enjeux et les dangers. Il n’y a donc rien d’excessif à soutenir que ses bibliothèques sont des œuvres historiquement et politiquement justes ; et à les tenir pour des formes symboliques particulièrement nécessaires dans une époque où l’ignorance et l’amnésie étendent leur empire. Les religions assènent leurs croyances insensées avec une extrême violence et, simultanément, l’omniprésence des systèmes de communication instantanées entretient un état d’hébétude et de manque. Il faut à chacune, à chacun sa dose permanente de sollicitations et d’agitations numériques, de stimulations qui n’agissent qu’un instant et que de nouvelles excitations doivent suivre. L’analogie avec la dépendance aux stupéfiants s’impose vite. Dans les deux cas, il s’agit d’entretenir un certain état mental entre fascination et torpeur, euphorie et ennui, négation des distances et oubli du temps. Dans une bibliothèque, il faut des repères, des classements, des catégories : un espace et une mémoire construits qui sont les conditions de la pensée. Celles-ci sont aujourd’hui de plus en plus rarement respectées. Entre présentisme des réseaux dits sociaux et de l’information dite en continu d’une part et hystéries religieuses collectives de l’autre, il devient de plus en plus difficile de garder ses distances - ce pas de retrait nécessaire à la claire perception des phénomènes et à leur compréhension.

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Voir dans les bibliothèques de Convert des monuments dédiés à l’exigence de pensée est ainsi simplement logique pour peu l’on rapporte ces œuvres au passé et à notre présent. Elles se souviennent du premier et se détachent du second.

On pourrait s’en tenir là. On finirait en ajoutant que leur auteur apparait aujourd’hui comme l’un de ces rares artistes qui perçoivent et agissent plus profondément et plus vite que d’autres. Alors que, comme d’habitude, la plus grande partie de l’activité artistique professionnelle actuelle se satisfait de séduire ou d’impressionner par des tours de prestidigitation et d’acrobatie - exercices aimables qui trouvent aisément l’assentiment du plus grand nombre et le soutien de collectionneurs qui s’accommodent d’autant mieux de la situation qu’ils en tirent leurs considérables ressources- , alors que tant se complaisent dans la production d’articles de luxe et de spectacles distrayants, il se trouve quelques intempestifs pour déranger ces jeux, qui passeraient pour innocents s’ils n’étaient complices d’un certain ordre du monde. Convert est un de ces intempestifs, un des plus combatifs et endurants : on le sait depuis longtemps. Il se trouve que l’histoire se souvient mieux et plus durablement de ces empêcheurs de dormir en rond que des somnambules et des amuseurs - ce qui est pour lui un présage favorable.

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Soit. Mais, jusqu’ici, on a seulement écrit « les bibliothèques », sans autre précision de forme, ni de matière. Or, de toute évidence, il existe bien des moyens artistiques de se saisir des livres pour en faire des œuvres. Ce peut être avec du bois, du noir de fumée, de la peinture, de l’assemblage, de la vidéo ou des ready-made. Pour Convert, c’est le verre.

Le verre en fusion est injecté dans un moule à intérieur duquel un livre est pris. Le verre brûle le livre et occupe sa place. Le procédé ne peut être maîtrisé en tous points. Selon le volume, l’épaisseur, les papiers, les cuirs, les colorants qui ont pu être employés jadis, des irrégularités imprévisibles affectent le processus : réactions chimiques qui colorent la pâte, accidents qui creusent des vides et écornent les angles, degrés variables de conservation des courbes des reliures, etc. L’opération ne produit pas un simulacre exact, conforme en tous points au livre disparu. Ceci se voit de loin et au premier regard parce que le verre, s’il n’est pas transparent en raison de l’épaisseur, est translucide. La lumière y pénètre, le traverse, l’allège, s’y diffracte, s’y exalte. De près, en regardant mieux, les accidents apparaissent : surfaces rugueuses ou lisses, creux à l’intérieur de la forme, nuances et irisations, géodes que l’on croirait de cristaux de sel ou de quartz. Il est encore mieux de prendre en main ces livres vitrifiés afin d’éprouver du doigt le grain, les angles, les arêtes, le poids aussi. Tout ceci peut être énoncé de façon lapidaire : chacun de ces livres est un bloc de lumière durcie.

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On peut penser que le premier mouvement qu’il suscite chez le spectateur est de surprise. La transsubstantiation - mot employé ici hors de toute allusion au dogme catholique- métamorphose un objet opaque qui se feuillette et se lit en un parallélépipède translucide et compact où pas une lettre ne demeure et dont la plupart des détails sont perdus. Ce renversement des qualités physiques déconcerte l’œil. Puis se pose une question de vocabulaire, celle du terme qui décrit le plus précisément ces œuvres sans précédent. Ce ne sont pas des moulages ou des doubles, en raison de leur genèse technique et de leurs imperfections. Ce ne sont pas des spectres ou des fantômes, tant ils sont durs et solides. La notion qui paraît la plus proche est celle de fossile. Un fossile est le résultat d’un processus de substitution, au terme duquel de la pierre - calcaire, craie, marne - enregistre les formes d’un coquillage, d’un os ou, plus rarement, d’un corps plus fragile pris dans des limons, vases ou boues qui durcissent en sédiments. De sa matérialité première, il ne reste que très peu : des traces de nacre par exemple. De sa forme, beaucoup est préservé - presque tous dans le cas le plus favorable- ou, à l’inverse les reliefs les plus accusés et la disposition générale seulement. Il y a transsubstantiation, d’un organisme vivant - animal ou végétal- à sa pétrification. De même que le verrier dégage le livre de verre en cassant le moule, le paléontologue doit souvent extraire le fossile en le dégageant de la gangue qui l’enveloppe.

On avance donc ici l’hypothèse que les livres de verre sont des fossiles, c’est-à-dire des substituts imparfaits qui accordent à des objets voués à la disparition - mort organique, dégradation lente ou rapide- une durée inespérée : la probabilité ou la promesse d’une très longue survie, infiniment plus longue que celle à laquelle ils étaient initialement voués. Il s’en suit que l’opération de vitrification, si elle est matérielle, est tout autant temporelle. Le verre résiste au temps. Il n’est que de se rendre dans les collections archéologiques des musées pour le vérifier. Le verre fait preuve d’une endurance au vieillissement qu’il partage avec un autre des plus anciens composés chimiques inventés par l’humanité, le bronze. Mais la sienne paraît plus remarquable encore, en raison de sa réputation de fragilité.

Il y a donc, si l’on peut dire, conjonction de deux négations du temps : celle qui s’accomplit par la fossilisation et celle qui se manifeste dans et par le verre. La puissance poétique du fossile, que les surréalistes ont perçue avec une acuité particulière, se mesure aux centaines de milliers d’années qu’il a franchies sans dommages pour témoigner de l’existence d’organismes qui auraient dû disparaître sans trace : tenir un fossile dans la main, c’est avoir entre ses doigts une concentration de temps qui peut être chiffrée, mais non imaginée. Elle est mesurable, mais non pensable. A quoi s’ajoutent l’élégance des spirales d’ammonites, la légèreté des squelettes de poissons dessinés sur les plaques de calcaire comme à l’encre, l’étrangeté des proportions et des structures. La puissance poétique du verre, on l’a déjà dit, tient essentiellement à la tension qui s’établit entre la minceur d’une matière translucide ou transparente et son endurance au temps - tant que l’homme se retient de détruire. Les livres de verre de Convert semblent donc d’échapper au temps.

Si l’on veut articuler cette observation à la première, ce n’est pas difficile. Dans un temps menacé par l’amnésie et l’aveuglement, Convert déploie des bibliothèques indestructibles de livres lumineux.

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Texte Clément Thibault pour CHAUMONT

SPECULUM SECRETORUM

- CE QUI DÉTRUIT -

LE FEU, LE FEU LIQUIDE, LE RITUEL — La combustion, la chimie nous dit-elle, est une « réaction exothermique d’oxydoréduction ». Comment ne pas être fasciné par ces mots mystérieux ? Ceux-ci qui, pour le profane, sonnent déjà comme des arcanes — la technique incomprise devient occulte, la foi en la magie naît sur le lit d’une ignorance. En l'occurrence, la réaction de combustion est l'oxydation d'un combustible par un comburant. La première étape des rituels de cristallisation de Pascal Convert, puisque c’est bien de rituels dont il s’agit, des processus de transformation moins scientifiques que sacrés, processus qui, à la fois, disent et font, offrent et sacrifient, s’organisent selon une logique tripartite (souffrance-mort-renaissance). Les combustibles, des livres ou des Christ, traversent l’épreuve du feu, l’extrême-onction de l’oxydation. De toutes les oxydations, la combustion est la plus courte. C’est la transformation violente, radicale, c’est l’action du temps condensée, les siècles devenus secondes, le grand épuisement organique dans l’embrasement, la profusion avant l’inerte. Le temps est abrégé, et comme replié, c’est le grand retour en arrière du devenir dans les cendres froides. Sauf que le feu joue d’ambivalence. Il détruit, certes, en même temps qu’il purifie. Or, dans les rituels de cristallisation, le feu-destructeur n’est que la première étape d’une transformation complexe, où la rédemption survient d’un second feu-purificateur, le verre fondu, un feu liquide aux airs de laves intestines. Jeux de gravité. Le premier feu s’envole en fumée, le second fond dans le moule. Généralement, la combustion affaisse, détruit, c’est une transition vers l’informe, sauf qu’ici domestiquée par le feu- purificateur, le moule et le verre, elle se passe sans perte de forme, s’insère dans le domaine de la transmutation ; on pénètre alors le champ de l’alchimie, ou du fait religieux, certains voyant là un phénomène de transsubstantiation, particulièrement pour les Christ. Maître Juteau, quand il livre ses procédés de fabrication, sa recette, on croit entendre un alchimiste, un démiurge du centre du monde, voire un destructeur d’idoles (« Cuisez jusqu’à 550°C et appréciez visuellement la combustion [du Christ] en bois »), exécutant des opérations chimiques fondamentales, cabalistiques, prenant leur source dans les éléments, la terre, la silice, l’air, l’eau, et le feu. N’oublions pas qu’avant de devenir l’une des multiples — et banales — formes de l’énergie, le feu était un des quatre éléments d’Empédocle, une substance organisatrice du monde.

L’AUTODAFE — Comme l’acte de brûler un livre est paradoxal... Dans son étymologie et ses origines, « actus fidei », c'est-à-dire « acte de foi », l’autodafé était une cérémonie de pénitence publique menée par l’Inquisition, c’était la place qu’on ménageait à un culte purifié de ses éléments discordants. Se transformant en l’acte de brûler des livres, en même temps que l’objet incriminé devenait un trait essentiel de l’identité de notre civilisation (à travers l’annale, le savoir multiplié et proliférant, un symbole du logos triomphant), l’autodafé a été perçu comme l’atteinte obscurantiste en notre foi pour la raison et le progrès. Un sacré en chasse un autre ; un geste impie répond à l’autre. Il convient cependant de distinguer le tyran de l’artiste. Si leurs actes s’apparentent dans leur nature, ils diffèrent dans leur fonction et leurs ambitions. L’autodafé politique et religieux annihile pour épuiser les idées. C’est une entreprise exhaustive. Il n’attaque pas un livre en particulier, ni le livre comme idée, mais tous les livres marginalisés et proliférants ; l’autodafé artistique, en tout cas celui mené par Pascal Convert, n’à que faire du contenu de ce qu’il brûle, il déferle sur le symbole. C’est un acte allégorique. À l’industrie de la destruction, il répond par une esthétique de la destruction. Le savoir-mourir tisse des relations subtiles avec le savoir-détruire.

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- CE QUI S’INVERSE -

CRÉMATION & CRÉATION, DESTRUCTION CRÉATRICE — Le feu, c’est l’inversion des valeurs ; la chaleur dans le froid, le désordre dans l’ordre, la lumière dans la pénombre... Les rituels de cristallisation épousent cela, la crémation devient création, la destruction créatrice. L’art moderne, dans les mouvements d’inversion propres aux avant-gardes postées aux frontières des conventions, a érigé la destruction comme potentiel créatif. Amour de l’oxymore. Créer par une destruction. Mais l’inédit n’éclot qu’à la cime d’un contexte particulier. Tout est déjà là, et les avant-gardes aussi ont répété ce qui leur préexistait. Le geste artistique a rejoint son lointain ancêtre, l’acte magique. Les deux manient le symbole pour l’effet, curatif pour l’un, esthétique pour l’autre. Dans un nombre incalculable de rituels, on procède au sacrifice (à l’offrande) pour obtenir un effet ; le soin répond au sacrifice. Mais dans l’art moderne, et par ricochet chez Pascal Convert, quels effets vise-t-on ? Comme la magie, l’art est pulsion de vie, plutôt que de mort. Où l’intention de la destruction se niche-t-elle ? Doit-on voir dans les actes de César et d’Arman un miroir tendu au XXe siècle et son industrialisation de la destruction ? Ou comme Jean Tinguely et Gustav Metzger, l’autodestruction comme symbole de la propension humaine à orchestrer la sienne, de disparition ? Peut-être, aussi, dans une optique plus individuelle, peut-on percevoir la revendication d’une liberté absolue, l’affranchissement éclatant aux valeurs et aux dogmes ? En approfondissant l’individualisme, peut-on aller jusqu’à interpréter tout cela comme un parangon du consommatoire, de l’acte de liberté individualiste pure, celui qui consiste à altérer son bien juste pour le faire, parce qu’on le peut ? Usus, fructus, abusus. D’un bien le droit d’en user, d’en jouir jusqu’à le détruire. Peut-on considérer même une joie de la destruction, comme Maître Juteau observant les Christ se calciner, comme celle de l’enfant cassant son jouet, et préférant l’instant paroxystique de la dislocation à la douleur qu’imprime l’agonie traînante du joujou brisée à l’ombre du placard.« Le caractère destructeur ne connaît qu’un seul mot d’ordre : faire de la place ; qu’une seule activité : déblayer. Son besoin d’air frais et d’espace libre est plus fort que toute haine »2, écrivait Walter Benjamin en 1931. Est-ce à l’aune de ce besoin de vide, de place, qu’il faut lire le parricide artistique de Robert Rauschenberg envers De Kooning, qu’il a « erased » ? La destruction tient aussi au souvenir, celui qu’on efface, particulièrement. Comme on déboulonne les statues d’un régime quand survient le suivant. Comme on remplace les illustres périmés par de nouveaux, qui faneront lentement en attendant le printemps suivant ; les socles survivent aux statues qu’ils portent. Comme Baldessari et son Cremation Project aussi, brûler la production de jeunesse dans un feu vert pour en écraser le souvenir, garder simplement des traces du passé pour qu’elles deviennent mythiques, si on ne les oublie pas. Et c’est d’ailleurs plutôt dans cette veine que se tient Pascal Convert, dans la jonction de la destruction, de la trace et du souvenir, lui dont le prénom porte les marques du sacrifice et de la rédemption. Lui qui s’est placé en aval de la destruction, à Bâmiyân comme à Julfa, où il a constaté ce qui survivait après l’acte de destruction, il est ici l’instigateur de la destruction, il se place en amont. Il est le principe destructeur...


Note : le titre de ce texte, Speculum Secretorum, que l’on pourrait succinctement traduire par « verre de secrets », est un traité alchimique attribué à Roger Bacon (XIIIe s.).

ABSENCE PRÉSENTE — ... mais jamais la table n’est pleinement rase. Comme Julfa ou Bâmiyân, ce qui est absent ou détruit subsiste, non pas à travers sa forme, mais la place laissée vide, les anfractuosités de la roche, le souvenir et les actes que la destruction engendre nécessairement. Ne pas voir dans la destruction une fin, mais le maillon d’une chaîne dont on sait où elle va mais on ignore comment ; loi des cycles. Certaines traces sont bruyantes et impétueuses, les Christ et les livres cristallisés aussi. Conscient de voir le résultat d’une destruction, quelque chose qui n’est plus, on observe son reliquat vaporeux. Faut-il voir finalement dans la fascination de la destruction non pas celle d’une fin en soi, mais d’un passage vers ? Détruire pour embrasser l’éternité. L’absence est présente, et la nouveauté ancienne. Ainsi le monde tourne-t-il dans sa chute, rien n’est jamais éternel sauf l’éternité des choses qui muent les unes dans les autres.

LE LIVRE DÉLIVRÉ — Pendant les rituels de cristallisation, le verbe se fond dans l’image, les livres deviennent muets. Sculptures, ils se chargent d’un sens d’autant plus mouvant, indéfini que celui que les herméneutes tiraient d’eux pendant leur existence antérieure ; ils sont troubles, comme leur transparence. Le véhicule de l’idée est devenu l’idée elle-même. Le livre, délivré du sens qu’il devait prodiguer, de la mémoire qu’il devait transmettre, de la connaissance qu’il participait à répliquer, de l’idéologie qu’il colportait, de la beauté qu’il pouvait recéler, est devenu le sens même, la mémoire même, la connaissance même, la beauté même. Le moyen disparu, la finalité résiste, et son mystère avec.

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- CE QUI DEMEURE -

LES CENDRES ET LE VERRE FROIDS — Une fois le rituel passé, la grande inversion des flammes, ce qui demeure, c’est d’abord les cendres et le verre froids. Les livres, transformés en stèles ; les bibliothèques comme des cimetières. Ce qui était organique, ce qui vivait, le cuir des couvertures, le papier des feuilles, le bois des Christ est devenu minéral. Les rituels de cristallisation, ce qu’ils accomplissent, c’est une pétrification, ce sont des rites Gorgone. En croisant le regard éblouissant de Méduse, de Sthéno ou d’Euryale, s’est opéré un changement de règne, où le temps cyclique de l’organique s’est affaissé, devenu le temps linéaire du minéral. Une mise à mort qui n’a de mort que le nom, des cimetières qui sont aussi des berceaux, l’éternel embrassé. Rituel alchimiste, disions-nous.

DES SPECTRES, L’ESPRIT — Ces bibliothèques et ces Christ, à n’en pas douter, ont une allure spectrale. Ce sont des fantômes, dont ils adoptent la forme sourde, le contour flou, et l’aspect diaphane. Quand le feu se dématérialise, il devient esprit. Est-cela, que les morceaux de verre tâchés de cendres ont capturé dans le rituel de cristallisation ? Une forme d’esprit, ou l’esprit lui-même ? Jamais le doute n’est aussi grand sur la nouvelle nature de ces livres et de ces Christ que lorsque les rayons de soleil viennent les frapper ; il jaillit une lueur aux airs d’apparition. Comme si l’enveloppe matérielle disparaissait derrière la lumière spirituelle, le feu qui a été enclos par le rituel répond, fugacement toujours, à celui des rayons qui le frappent. Le soleil, quand il décline, remplit les cimetières de feux follets.


2 Walter Benjamin, Œuvres II, « Le caractère destructeurt », trad. fr. Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000, p. 330-332. Publication initiale dans le Frankfurter Zeitung du 20 novembre 1931.

IMAGES D’IMAGES, BOTANIQUE DE MORTIMAGES D’IMAGES, BOTANIQUE DE MORT — « Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture. »3 Quand l’art moderne a si copieusement regardé l’avenir (en se permettant quelques retours vers le passé), obnubilé par le progrès, Pascal Convert est de cette génération qui a commencé à regarder de nouveau à rebours — à rechercher dans l’histoire non pas la forme paradoxalement innovante, mais le sens. Il ne produit pas ex-nihilo (ou n’a pas la vanité de croire le faire), il crée l’image d’images, les suaires d’objets marqués de l’empreinte de leur existence passée. Il s’insère en plein dans cette botanique de la mort, dans la nature fuyante des choses, et le mutisme des objets des cycles fanés, ceux qu’on ne sait plus entendre dans leur véritable souffle, et qu’on interprète. À travers le véhicule de l’art, Pascal Convert a organisé la mémoire de deuils, les Bouddhas de Bâmiyân et le cimetière de Julfa, pour que, même aphones, il reste des traces de passés que l’on risque de perdre. Ce qui a été arraché du patrimoine par la violence iconoclaste, il le réintroduit par un chemin de traverse, par une porte dérobée de l’histoire de l’art, celle qu’on est en train d’écrire. Cette transmutation du souvenir, c’est aussi celle à l’œuvre dans les Christallisations, ou l’image d’images, la mise à distance du prototype offre un sens renouvelé. Des objets consumés, on a perdu le sens originel, peut-être, le souvenir particulier du livre, de ce qu’il livrait, ou du Christ, de sa texture, de sa polychromie. Pourtant, les objets sont là, face à nous, différents mais similaires. Mort et résurrection. Les rituels de cristallisation sont des actes iconoclastes, mais seulement dans leur méthode. Ils sont iconophiles dans leurs nature. Ces bibliothèques, comme l’œuvre de Pascal Convert, témoignent de l’organisation individuelle d’un souvenir collectif. Quand bien même les images sont muettes, c’est tout ce que nous avons.

Clément Thibault


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