pascal convert

1999 - 2000

Pietà du Kosovo

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Note sur le référent

Je pense de plus en plus que ce qui m'a manqué dans ce travail sur la Pietà du Kosovo n'est pas la part qui m'incombait directement, à savoir une réflexion sur les images : cette pièce trouve son origine dans le texte paru dans Art Press, "Des images en mercure liquide", où je tentais d'articuler au plus près histoire des images et histoire de notre temps, en particulier en comparant les images polymorphes proposées par l'Otan et des images revenantes.
Mais continuer ce travail de réflexion sur des archives comparées s'est avéré difficile : impossibilité d'accéder aux archives de l'INA, difficulté d'analyse des événements au Kosovo. Peut-être aussi par trop d'enthousiasme me suis-je contenté du témoignage direct de Georges Mérillon certainement plus gratifiant qu'une étude approfondie. Au final le référent photographique s'est affirmé comme preuve, comme élément de légitimation de l'oeuvre.

Ce glissement a tenu à trois éléments :

1- le silence des commentateurs au début du conflit au Kosovo était éloquent sur la difficulté à penser cette situation.

2- le contrat qui me liait à l'agence Gamma m'obligeait - ce que j'ai accepté de bon gré d'ailleurs, nouant des relations de respect et d'amitié avec Georges Mérillon - à accepter que toutes les photos du making of et de la pièce terminée soient prises par Georges Mérillon : la boucle était bouclée du référent à l'oeuvre, puis à sa représentation photographique. Cette spirale du médiatique qui retournait au médiatique, je l'ai comprise dès le début. Elle manifestait une méfiance des médias vis à vis du milieu de l'art, méfiance légitime au vu du mépris dans lequel majoritairement le milieu de l'art tient la grande presse. De mon côté je dois dire que je préfère l'amitié de Georges Mérillon à la fréquentation du dit milieu de l'art.

3- ce glissement est fréquent dans la lecture de mon travail dans lequel la question du référent oblitère souvent justement la mise en crise du référent, la conscience de la déconstruction formelle mise en oeuvre.

Note sur le visage

Je pense que si ma réflexion et la perception de la pièce peuvent avoir souffert de ces questions, la pièce elle-même reste intacte, indemne, dans son intégrale étrangeté. D'une certaine manière elle (me) pose des questions que je n'avais qu'entrevues.
A savoir un début de réflexion sur la liaison entre le visage comme identité et le nationalisme. Ces visages de femmes, ces corps, si je les ai reconnus comme ayant une origine dans la peinture ou la sculpture ancienne, c'est qu'ils étaient déjà déplacés de l'ethnique, du tribal vers le "civilisé", qu'ils étaient devenus des objets de civilisation, et dans cette mesure loin de tout nationalisme. Ceci pour dire que ma question n'a jamais été de cautionner ni la "guerre" de l'Otan, ni l'indépendantisme nationaliste des Kosovars Albanais.
Simplement, face au visage lisse, "sans qualité" c'est-à-dire non pas sans identité mais dans une identité consensuelle, supranationale (que l'on peut retrouver dans les oeuvres de Ruff et de bien d'autres) j'ai tenté d'opposer un visage de vie : ni un visage ethnique, relevant du culte de la terre et du sang, ni un visage qui soit un montage de type worldculture, mais peut-être le visage des larmes. Image de propagande bien sûr mais qui s'énonce comme telle, sans fard, dans sa grossièreté affichée. On est loin des visages lisses et publicitaires des présentateurs de Journal Télévisé, des jeunes directeurs de Musée ou des personnages de Manga.

Cette question du visage et de l'identité m'intéresse non pour associer positivement visage et nationalité, et religion. On sait déjà quelle catastrophe cela a pu donner. Mais pour questionner la disparition du visage dans la culture occidentale. Pourquoi le devenir laïc du visage serait-il le plat, le "sans qualité" ? Fabrication d'un visage sans face, sans regard, au regard aveugle comme celui des casques de simulation que portent les pilotes de guerre, un visage "en mercure liquide" ?
Peut-être faudrait-il faire une histoire du visage au XXe siècle, non seulement dans l'art mais plus encore dans les médias, pour tenter de comprendre les raisons sinon de cette disparition du visage du moins de son aplatissement, et ce même si l'on connaît l'importance de la surface plane dès la fin du XIXe siècle (tant en peinture que chez Flaubert par exemple).
De ce point de vue le cinéma, Jean-Luc Godard le premier, reste dans un romantisme du visage, en particulier féminin. Il reste que sans visage il est difficile de faire du cinéma, ou alors comme en Allemagne entre 1920 et 1930 pour annoncer une époque de disparition, de crémation des visages (C'est ce qu'anticipent Le cabinet du docteur Caligari, Nosferatu, Vampyr, Mabuse, etc.).
Le visage aujourd'hui semble se réduire à quelques catégories : le visage publicitaire bien sûr, le visage ethno-sociologique... (et parfois tout cela se mélange, chez Benetton).

Note sur l'informe

Pour en revenir à la Pietà du Kosovo j'ai certainement commis une erreur en donnant à croire que le référent photographique légitimait l'oeuvre.
Mais pas en choisissant cette image.
La question n'était pas ni de constituer un récit mythique, ni de reconstituer à l'identique la photographie.
Mais cette pièce s'inscrit dans une relation dialectique entre forme et informe, dont la présence dans mon travail est particulièrement soulignée par le texte critique de Michel Gauthier sur les Native Drawings.
Il y montre comment l'informe d'un dessin d'enfant, d'un gribouillage y est stabilisé en une forme, et comment la tension entre ses deux pôles crée paradoxalement une résistance au formalisme sclérosé de l'informe, si en vogue actuellement.
Ici, c'est un passage inverse qui se joue, de la forme stable (la Pietà, la photographie) à l'informe - un informe qui ne soit pas non plus celui des images en mercure liquide (déjouer le polymorphisme, comme déjouer le visage ethnique) - .
Une double torsion. Entre main gauche, la main de la maladresse, celle de l'enfant qui trace des lignes sans queue ni tête (d'ailleurs ma fille est gauchère) et main droite, celle du savoir, de la figure, de la forme pure.
Entre face et dos aussi, comme dans la pièce du Kosovo.

Certes pour cette sculpture, ce questionnement a peut-être été occulté par la surexposition du référent photographique mais peu de commentateurs ont tenté de lier ce travail au travail pourtant synchrone sur les dessins d'enfant.
Pourquoi ? Serait-ce parce qu'il y aurait une pureté initiale dans l'informe du dessin d'enfant - idée que j'ai au contraire déconstruite par un processus très complexe lié à l'informatique - et une impureté dans cette image médiatique ? Triple impureté d'ailleurs : celle d'être une image en provenance des médias, celle d'être un archétype mais plus encore une image qui trahit l'innocence de l'instantané (l'enfance de la photo ?) en proposant une figure comme mise en scène.

Et si l'informe apparaissait aujourd'hui comme un retour aux sources possible, à une innocence possible, et s'il valait finalement mieux le chaos urbain, social (ce que proposent certains architectes) que l'ordre - toujours totalitaire bien sûr - ?
A moins que l'informe ne soit un nouveau déguisement pour un ordre supérieur, l'ordre mondial, l'empire du capitalisme qui doit aujourd'hui se déguiser en ectoplasme, en un objet informe, en Terminator II pour éviter d'être surpris comme lieu du pouvoir. L'informe serait alors un nouvel ordre, un nouveau formalisme. Formalisme complexe, non pas insaisissable mais spectral, polymorphe, impérialiste et qui désigne les fantômes de l'horreur, les massacres au Kosovo, en Algérie, au Rwanda comme seul lieu de l'informe, du non civilisé, de l'impensable afin de préserver sa domination occulte sur le monde.
A ce nouveau formalisme qui se déguise en informe je réponds: "I am not your man".

Pascal Convert, 2001.