pascal convert

1999 - 2000

Pietà du Kosovo

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Pietà du Kosovo, Cire, résine et cuivre, 224 x 278 x 40 cm, Collection Mudam Luxembourg et Fnac.

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Veillée funèbre au Kosovo

En 1389, la bataille du « Champ des Merles », au Kosovo, vit la déroute des Serbes et la consécration de la domination ottomane. Les racines du nationalisme serbe sont ancrées dans cette défaite. Pour commémorer le souvenir de cette date, six cents ans plus tard, Slobodan Milosevic décidait de faire plier la majorité albanaise en supprimant le statut d'autonomie du Kosovo accordé par Tito. Cette décision déclencha dans toute la province un fort mouvement de protestation, un soulèvement non armé et des manifestations qui furent réprimées dans le sang.

Le 29 janvier 1990, Georges Mérillon réalisait une photographie de la Veillée funèbre de Nasimi Elshani dans le village de Nagafc au Kosovo.

« Ce matin des informations évoquent quatre jeunes hommes de la région de Brestovc qui seraient tombés sous les balles de policiers serbes en se rendant à une manifestation à Rahovec. L'un d'eux, Nasimi Elshani, 28 ans, vivait dans le village de Nagafc. Un départ s'organise pour tenter d'arriver sur place. Je suis avec une équipe de France 2, un journaliste albanais qui nous guide et deux photographes serbes qui appréhendent l'accueil qu'ils vont trouver dans les villages. Il faut contourner les barrages de l'armée. Après plus de trois heures de route et de piste nous arrivons. ( ... ) j'arrive dans la maison familiale des Elshani. On me fait entrer dans une première pièce. Tous les hommes de la famille sont assis sur le sol, entourés de voisins et d'amis. ( ... )Je rentre ensuite dans une seconde pièce. Allongé sur le sol le corps de Nasimi Elshani. Autour il n'y a que des femmes. Je n'entends que des lamentations. Le cameraman est rentré avec moi et a allumé la torche de sa caméra. Le projecteur s'éteint enfin et je continue à photographier. La lumière est faible et rentre dans la pièce au travers d'une unique fenêtre. Une épaisse buée s'est formée sur les vitres et diffuse un étrange éclairage ouaté. Je fais les photos pendant une minute et je sors. Plus tard j'ai pu mettre des noms sur les visages de ces femmes. Autour du corps de Nasimi il y a Sabrié, sa mère qui se tient près de sa tête et à sa gauche Aferdita sa jeune sœur de 16 ans. Au centre en pleurs, son autre sœur Ryvije. ( ... )

Extrait du bloc-notes de Georges Mérillon.

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Veillée funèbre au Kosovo fréquemment nommée « La Pietà du Kosovo », obtient le prix World Press en 1991 alors que la guerre du Golfe est engagée. Préférence aura été donnée à la « qualité plastique» de la photographie plutôt qu'à l'importance de l'événement politique. À cette époque, presque personne ne s'intéresse à la Yougoslavie, encore moins au Kosovo. Il faudra attendre l'exode des Kosovars et l'intervention de l'OTAN en 1999 pour que cette image, considérée jusque-là comme un événement esthétique photographique, une «belle image », et non comme un témoignage, acquière sa réelle dimension informationnelle. D'une certaine manière, pour un spectateur très attentif, tout le drame yougoslave était pourtant déjà là, contenu dans cette simple photographie. Mais la lecture de cette image a d'abord été celle de la ressemblance, de la répétition des modèles.

On y a vu une imitation des archétypes de la peinture occidentale chrétienne, une photographie reprenant les stéréotypes picturaux de la compassion. On a refusé d'y voir la différence. Devant cette image, nous étions non face à la mort du Christ mais face à un rituel funéraire musulman sunnite. Lors de la veillée funèbre, il n'y a pas de présence masculine. Les hommes sont dans une autre pièce. Seules les femmes, cheveux couverts d'un foulard (sauf la jeune sœur du mort) veillent le corps qui est enveloppé dans un linceul blanc. Plus tard, on installera la dépouille sur une civière et les hommes, uniquement, l'accompagneront au cimetière en formant un cortège. Le corps sera mis en terre sans cercueil.

Les Balkans ont été depuis deux mille ans le lieu d'un tissage complexe des cultures chrétienne, orthodoxe et musulmane. Au-delà de ces différences, le fondement culturel commun de cette mosaïque de peuples et de religions restait et reste la mémoire des représentations de la Grèce antique. Et au travers de cette image, revenait vers nous ce modèle archétypal du pathos du deuil. Image chrétienne, image musulmane mais surtout image revenante.

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Extrait de Ninfa Dolorosa


du temps qu’elles représentent ou qu’elles documentent. Nous aurons, une fois de plus, à vérifier combien les images fonctionnent selon cette « dialectique » temporelle dont par- lait si bien Walter Benjamin, ou selon cet enchevêtrement culturel de «migrations» et de «survivances» qu’étudiait, de son côté, Aby Warburg16. Il faudra donc, pour comprendre de telles images, interroger leur destin — au sens où Freud a pu parler, notamment, d’un «destin» des pulsions, ou bien au sens visé par Georges Bataille lorsqu’il affirmait, dans son ultime conférence du Collège de sociologie, en 1939 : « Mettre en face de la destinée demeure à mes yeux l’essentiel de la connaissance17. »

Mais qu’est-ce qu’un destin? C’est ce que l’histoire produit au- delà d’elle-même : c’est ce qui l’engage vers un passé dont elle ne se souvient plus et vers un futur qu’elle ne connaît pas encore. La photographie de Mérillon, certes, se réfère à un événement spéci- fique, elle doit donc se penser à partir des remous de l’histoire qu’elle documente fragmentairement (puisqu’elle ne documente qu’une très courte durée de l’événement, son quinzième ou trentième de seconde). La sculpture de Convert, quant à elle, offre à cette image un devenir-œuvre qui lui confère une densité, une matérialité, une monumentalité, un relief supplémentaires — ce relief fût-il en négatif, cette matière fût-elle de cire et cette densité fût-elle trou et décoloration. L’œuvre de Convert et l’image de Mérillon appartiennent sans aucun doute à des lieux différents de la culture, elles n’en existent pas moins selon une époque commune, et c’est cette époque qu’il faudra d’abord interroger à travers les deux régions apparemment fort éloignées que forment les œuvres de l’art et les images journalistiques de la guerre.

Il sera donc nécessaire — et je ne fais là que redire le credo élémentaire de tout historien qui se respecte — de situer cette image de presse et cette œuvre d’art dans leurs contextes respectifs : l’histoire des conflits balkaniques où les événements de Nagafc prennent leur source, l’histoire du photojournalisme de guerre dont Georges Mérillon est un acteur, l’histoire de l’art contemporain à laquelle appartient l’œuvre de Pascal Convert. Mais cela — le temps de l’histoire — ne nous renseigne que sur un aspect seulement des choses. Il entre justement dans le pouvoir des images de montrer ce que l’histoire produit au-delà d’elle-même. Gilles Deleuze l’a dit à sa — belle — façon : « Il me semble évident que l’image n’est pas au présent. [...] L’image même, c’est un ensemble de rapports de temps dont le présent ne fait que découler, soit comme commun multiple, soit comme plus petit diviseur. Les rapports de temps ne sont jamais vus dans la perception ordinaire, mais ils le sont dans l’image, dès qu’elle est créatrice. Elle rend sensibles, visibles, les rapports de temps irréductibles au présent18.»

Ces rapports de temps irréductibles au présent — irréductibles, par conséquent, à l’illusion d’une coïncidence parfaite entre le temps de l’image et celui de l’événement, voire de l’époque, d’où elle tire son existence même — n’apparaissent qu’au terme d’une interprétation, c’est-à-dire de ce que Freud a nommé une «construction dans l’analyse19 » : construction de sens involuée dans l’analyse de son matériau, et qui elle-même ne prend sens qu’à travers une construction de la durée. Il s’agit bien de mettre l’histoire «en face de sa destinée» : de la confronter au passé qui l’engage mais dont elle ne souvient plus, ainsi qu’au futur où elle s’engage mais dont elle ne sait encore rien. Il s’agit de construire l’historicité selon la mémoire et selon le désir qui la portent inconsciemment. Or l’art de cette construction — de cette connaissance — passe par une certaine pensée et par une certaine pratique du montage. C’est ce qu’Aby Warburg a entrepris pour son compte, dans les dernières années de sa vie, au titre d’un atlas d’images qu’il n’a justement pas intitulé Clio, mais bien Mnémosyne.


Extrait de Ninfa-Dolorosa



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