pascal convert

1998 - 2005

Lamento

 

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Lamento est un recueil de cinq textes tirés de l'ouvrage du même nom, édité par le Musée d'Art Moderne Grand-Duc Jean, (Mudam Luxembourg), à l'occasion de l'acquisition du Musée des trois sculptures de Pascal Convert autour de la question de la photographie de presse.


Sans doute parce que ces lignes sont écrites près de la mer du Nord, dans un pays de dunes et de blockhaus renversés, pensant aux travaux de Convert, je pense à ses pratiques d’archéologue. Par analogie : il ne relevait pas, sur la côte basque, les plans de fortifications géométriques bétonnées, mais celles de villas de plaisir aux architectures exotiques et éclectiques. Les blockhaus ont été ruinés par leur poids, trop lourd pour les buttes de sable qui devaient les supporter. Ils ont glissé, les dalles ont cassé, quelques uns sont tombés jusqu’au bas des pentes et ne sont plus aujourd’hui que des morceaux de cubisme enfoncés dans le sol ou l’eau. Les villas de Convert ont été menacées puis détruites par l’érosion, l’effritement des falaises, la dévoration de la terre par l’océan. Ces histoires ne se ressemblent que de loin. Si ce n’est que ce sont, les unes et les autres, des histoires de temps, des histoires de destruction. Et, par conséquent, des histoires de mémoire, de vestiges, d’exhumations – comme le sont les œuvres de Convert, autant les sculptures de cire que les fantômes des villas tracés sur les murs, les empreintes de son corps ou les racines d’arbres.

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Par une simplification critiquable – comme toutes- il serait possible d’affirmer que chacun de ses travaux répond à une équation à trois inconnues, à une formule à trois forces qui se heurtent ou se conjuguent: la force qui construit, force naturelle ou force collective soutenue par une ou plusieurs machines ; la force qui détruit, le plus souvent une force aveugle que l’on pourrait tenir encore pour naturelle, que cette nature soit celle des choses – Nature majuscule- ou celle des êtres humains et de leurs systèmes; et la force obstinée et faible de la volonté d’un homme – l’artiste- qui refuse de se fondre dans l’une des puissances que l’on a citées, qui refuse de n’être que « pure » production ou de n’être que « simple » nature.

Chacun de ces mots appelle des éclaircissements, que l’on s’appliquera à donner autant que possible et en sachant qu’une telle tentative de commentaire n’a rien de neutre et que son auteur y tient une place considérable. S’il écrit avec les œuvres de l’artiste et ce qu’il sait de lui, il écrit autant avec ce qu’il est lui-même et ce qu’il en sait – ou n’en sait pas.

Que sont les sculptures de cire dont Convert a conçu le projet et réalisé l’exécution depuis plusieurs années ? A l’origine, ce sont des images, photographies ou moments d’un reportage filmé. Ce mot image, d’autant qu’il sert aujourd’hui en permanence et dans toutes sortes de discours, ne peut être tenu pour suffisant – et cela d’autant moins que les « images » à partir desquelles Convert travaille ne sont pas seulement ou simplement les représentations visuelles de tel moment de l’histoire contemporaine. Elles ont une histoire, une origine, une définition spécifique, parce qu’elles appartiennent à une société des images, la nôtre, qui ne peut être comparée à aucune autre si l’on veut la comprendre – et particulièrement pas aux sociétés anciennes, dont les représentations se nomment peintures ou sculptures.

S’en tenir à ce que l’œil perçoit, ce serait faire abstraction des conditions et du contexte. Ce serait se précipiter du côté de ce que suggèrent les surnoms donnés à deux de ces photos, piéta et madone, surnoms qui les insèrent dans une iconographie chrétienne pluriséculaire – à très juste titre assurément au regard de leurs formes. Mais ces surnoms induisent un comparatisme qui, si l’on n’y prend garde, incite à penser que, parce que ce sont une piéta et une madone, ces représentations sont « comme » les piétas et les madones de l’histoire de l’art, comme un Pontormo ou comme un Caravage. Ce qui n’est pas le cas. Un Pontormo et un Caravage sont, par définition, immédiatement, indubitablement, pensés comme des œuvres d’art : peintures à fresque ou à l’huile sur toile, pour la collection d’un protecteur des arts ou la paroi d’une chapelle, elles relèvent, dans le moment de leur exécution, de deux jugements différents, celui de leur orthodoxie religieuse et celui de leur excellence artistique, laquelle peut se décider selon de nombreux critères, complémentaires ou contradictoires, connus de ceux qui forment la communauté des amateurs.

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La photo de Mérillon et celle d’Hocine sont, par définition si l’on peut dire professionnelle, des éléments d’information promis à une diffusion aussi immédiate et large que possible. Elles relèvent d’un jugement politique direct – l’opportunité ou l’inopportunité de leur publication telle qu’en décide un pouvoir ou une censure-, d’un jugement politique indirect, mêlé de morale –celui des lecteurs selon l’émotion qu’elles suscitent en eux- et d’un jugement médiatique – les prix attribués aux auteurs de ces photos en fonction de leur efficacité et de leur retentissement. Mais, du moins dans le premier temps de leur existence, elles ne sont pas considérées comme des œuvres d’art, si l’on entend par là des objets créés au sein d’un système d’éducation, de rétribution et de réputation du type de celui qui s’est constitué à partir de la Renaissance. Cette piéta, cette madone ne sont pas des chefs d’œuvre uniques, mais des images tirées à des centaines de milliers d’exemplaire comme bien d’autres au même moment. L’unicité est le principe fondateur du Pontormo ou du Caravage – unicité d’un objet autographe précieux. La multiplication est le principe de fonctionnement du Mérillon et du Hocine – et déjà, en employant cette expression, on sent qu’elle ne convient pas, que l’habitude n’est pas prise de parler d’une photo avec les mêmes usages de langue que ceux qui servent pour une peinture. Question de reproductibilité, naturellement.

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Or cette reproductibilité ne se comprend pas en dehors du système industriel de la communication, dont elle est l’un des caractères et l’une des exigences : il faut que ça circule. (Ce qui ne saurait avoir été proposé à une toile de Caravage, pour ne rien dire d’une fresque, évidemment : elles n’avaient pas à circuler, mais ceux qui désiraient les connaître avaient à aller à elle ou à se satisfaire de gravures qui, si habiles fussent-elles, ne pouvaient prétendre qu’au statut de pis-aller et de mémento pédagogique.) La piéta de Mérillon, la madone d’Hocine et la séquence de la mort d’Abdallah ont circulé : magazines, couvertures, émissions, rediffusions, extraits. Elles ont vécu selon le régime ordinaire des images d’information, celui des machines et du nombre : les maquettes, les mises en pages, les imprimeries, les journaux télévisés, les réseaux. Si la question de l’authenticité leur a été posée – violemment dans le cas d’Hocinece n’était pas pour vérifier que le nom du photographe était le bon, mais pour se demander s’il n’y avait pas eu fabrication de l’image, donc supercherie au regard des règles du reportage sincère, qui est supposé montrer ce qui s’est réellement passé en tel lieu, à tel instant.

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Cette question de l’authenticité factuelle du sujet – absurde dans le cas d’une peinture, car Caravage n’avait pas à prouver que la conversion de Saint Paul avait réellement eu lieu - est elle-même indissociable du statut mécanique de ces représentations. L’appareil photo ou la caméra auraient-ils été employés afin de faire passer pour vrais des évènements qui n’auraient pas eu lieu ? Y aurait-il eu détournement du procédé, autrement dit trucage, artifice, manipulation ? (Ce dernier mot est en lui-même intéressant : manipuler, c’est-à-dire agir avec la main est aujourd’hui tenu pour synonyme de tromper et le mot machination, qui serait mieux en situation, tend à disparaître de l’usage, comme s’il était clair que la main est du côté de lu faux, la machine du côté du vrai, particulièrement en matière d’images.) Se trouvent ainsi associées, sinon attachées ensemble, plusieurs notions : l’authenticité factuelle de la représentation mécanique première, la démultiplication mécanique de l’image, son efficacité publique immédiate. A l’inverse, le dispositif pictural ancien reposait sur  l’autographie de l’objet, son unicité précieuse, la lenteur de sa diffusion.

Ceci se dit aussi dans le vocabulaire de Duchamp : exotérisme moderne contre ésotérisme d’autrefois. L’exotérisme ne peut être séparé de ce qu’on a désigné ici comme le régime industriel de la représentation.

(A ce point de l’analyse, une observation vient à l’esprit, observation à caractère biographique. Convert est, des artistes français vivants, l’un de ceux qui connaissent le mieux ce régime. Comment se fabrique une image télévisée et comme se décide son destin, comment se vend ou ne se vend pas une photo, le droit d’auteur, l’administration de l’information et sa comptabilité, autant de problèmes qui lui sont familiers. Il arrive qu’il laisse son interlocuteur sur le sentiment qu’il n’a rien vu et rien compris du traitement médiatique de tel fait récent, qu’il a été un spectateur distrait et imprudent faute d’avoir assez regardé, assez comparé, assez réfléchi à ce qui lui a été montré dans la presse ou à la télévision. Convert est un homme de la mécanique des images, qu’il maîtrise avec le savoir-faire discret du connaisseur. Il suffit de l’avoir vu en situation de reporter, filmant une cérémonie officielle par exemple, ou réalisant un entretien pour être certain qu’il fonde sa démarche sur une connaissance pratique et théorique de ce système. Un autre indice, d’une autre nature, le confirmerait si besoin était : Convert n’emploie pas de ces formules globales et définitives dont abusent ceux qui ne savent que de loin et en gros. Il ne parle par exemple pas de «société du spectacle ».)

Donc des images de série, des séries d’images et un mot dominant ce système, la production. Comme il faut que ça circule, il faut que ça produise. Il y a des boîtes pour ça, et des unités, et des spécialistes. Il y a aussi des « unités d’habitation », des « grosses boîtes » et des spécialistes de tout, du marketing au formatage, de la publicité à la « gestion de l’évènementiel ». Inutile d’insister sur ce point : on ne peut imaginer un lecteur ou une lectrice qui n’aurait pas remarqué – au moins remarqué- que la société contemporaine est obsédée par la fabrication et la consommation d’articles de toutes sortes, que l’on appelle évidemment « produits », un film et un livre étant des produits au même degré qu’une automobile et un téléphone. Cette fascination du produit va de pair avec la fascination du profit, à qui bon le répéter après tant d’auteurs excellents dont l’excellence n’a pas mis en péril un instant le monde qu’ils décrivaient et dénonçaient. La Pièta du Kosovo, la Madone d’Alger, la mort d’un enfant palestinien, rien n’empêche de les considérer aussi comme des produits –et même des produits d’appel, pour la couverture d’un livre ou pour bien « ouvrir » le journal télévisé, comme on ouvre l’appétit. Ces comparaisons vous dégoûtent ? N’en accusez pas l’auteur mais le monde tel qu’il roule depuis quelques décennies, qui vont faire un siècle quand on fêtera le centenaire de la Première Guerre Mondiale. Celle-ci a eu un rôle capital : elle a permis à la fois le passage du carnage humain au stade industriel et la constitution d’une industrie démocratique de l’image d’actualité qui exploite le sensationnel, l’épouvantable et le morbide tout aussi bien qu’aujourd’hui. Pour avoir, un soir, feuilleté une collection d’entre 1914 et 1918 de l’hebdomadaire Le Miroir avec Convert, on peut affirmer qu’il sait exactement ce qu’il est advenu alors et quelle nouvelle définition de l’image est apparue « grâce » à Verdun, la Somme et Ypres.

Or Le Miroir, justement : un hebdomadaire d’images avec les communiqués de l’état-major pour unique prose. Ou Match, autre hebdomadaire du « choc des images », des meilleures, de celles qui cognent le plus fort et le plus bas. Et les journaux télévisés, quelle que soit la chaîne, quel que soit le pays : des émissions quotidiennes. Que déterminent ces afflux et ce rythme régulier et répétitif ? L’accoutumance, pour commencer. L’indifférence et l’oubli, pour suivre. Leurs images sont dans le temps ordinaire, le temps de chaque jour. Elles lui appartiennent pour deux raisons au moins : parce qu’elles le représentent – elles sont « l’actualité »- et parce qu’elles obéissent à son rythme. Chaque jour, les images de chaque jour. Elles ne se suivent pas, elles ne s’accumulent pas : elles se remplacent. Cette fonction de remplacement est même essentielle. Entre les représentations, la concurrence et la surenchère s’exercent constamment, selon une règle élémentaire : que l’image qui produit le choc le plus violent s’impose contre celle dont l’impact sera jugé légèrement inférieur, en attendant qu’une nouvelle, plus brutale encore, ne la supplante. Dans Le Miroir, l’enjeu a été fixé immédiatement par les circonstances : que la mort au combat soit photographié de la façon la plus visible et la plus rapide, à l’instant de la balle ou de l’explosion. Que l’appareil photo opère en phase avec la mort. Un concours a été créé entre les soldats reporters de leur propre mort, avec de fortes sommes en récompense pour le cliché le plus frappant. Résultat : des accumulations de cadavres dans les pages, des instantanés plus ou moins truqués et, en 1916, l’ultime « avancée » : un cadavre allemand et un cadavre français renversés l’un sur l’autre dans un cratère, bonne photo à la une du magazine.

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Auparavant, il y avait eu les cadavres moitié calcinés et mutilés de femmes violées en Serbie. Après, toujours dans Le Miroir, il y aura la répétition de la mort et ses figures de style : l’enseveli vivant, le désarticulé projeté dans un arbre, le crâne dans la terre, l’os à nu sous les lambeaux d’uniforme. Le rythme a été vite pris : chaque dimanche matin, une quarantaine d’images pour renouveler la jouissance scopique ressentie le dimanche précédent. Il en va de même de l’image de mort et de l’image de sexe, dont la photographie pornographique a fixé les exigences dès les années 1850 : la visibilité la plus complète possible du motif le plus évident possible. Soit, dans un cas, un homme à l’instant où un projectile lui ouvre la poitrine ou le ventre, et, dans l’autre, une femme à l’instant où elle ouvre ses cuisses afin de tout exhiber de son sexe. Des variantes sont possibles, selon les clientèles visées, mais le principe demeure inchangé.

A ce point de l’analyse, se propose une question qui a toutes les apparences de la stupidité. Etant entendu que depuis le Second Empire pour l’obscène et la Première Guerre Mondiale pour le morbide, les images les plus littérales existent et ont été largement (et profitablement) commercialisées, pourquoi en fabrique-t-on toujours autant ? Pour la même raison qui fait qu’un couple fait rarement l’amour une seule et unique fois – mais recommence aussi souvent que son désir le demande. On appellera nature (pas nécessairement humaine) cette propension à la répétition, qui affecte autant la jouissance de l’œil que celle du sexe ; l’affecte et même la définit. Tout comme « ça » produit, « ça » répète et même « ça » prend plaisir à répéter à tel point que l’on finit par supposer que la répétition est la loi même du désir. Cette répétition postule qu’il « faut » recommencer et, donc, que ce qui a été importe bien moins que ce qui doit advenir, à l’instant, quand bien même il s’agit d’un unique objet. Retour bienheureux de l’identique.

Pour dire cela autrement, le régime de l’image contemporaine est, comme celui des sexualités ordinaires, celui du recommencement quotidien, donc aussi celui de l’effacement quotidien. A ce détail près que les images ne sont pas que les instruments d’une satisfaction visuelle instantanée et oublieuse. Et pourtant : chaque jour, les nouvelles images du nouveau jour sont partout et, le lendemain, elles ne sont plus rien, elles ont disparu – si l’on excepte les quelques « originaux » qui découpent ou enregistrent inlassablement, à l’encontre de l’amnésie que ce système encourage - on allait ajouter « à son insu, peut-être » quand on s’est souvenu à temps de telle déclaration sur le temps de cerveau humain vacant que la télévision a pour vocation économique de produire – évidemment, ce mot- et de vendre aux annonceurs publicitaires.

(Ici, une deuxième fois, on s’autorise une digression de style biographique. Enquêtant sur la Première Guerre Mondiale, on a connu jadis, par l’intermédiaire – hasard ? Sûrement pas- d’un ami grand reporter photographe, un écrivain, Yves Gibeau qui avait décidé d’habiter en dessous du Chemin des Dames, guère loin des vestiges de Craonne. Il marchait dans les champs et les bois et ramassait des vestiges des combats, canons de fusil tordus, casques percés, balles intactes, culots d’obus. C’était là l’une des activités quotidiennes. Une autre était d’écrire des romans. La troisième, on ne l’a comprise que plus tard, après sa mort : Gibeau enregistrait en maniaque, sur des centaines de cassettes, les journaux télévisés. Il datait les cassettes et les accumulait, comme les livres et comme les trophées dérisoires et rouillés de la bataille. Activité absurde d’archiviste solitaire. Activité absolument logique et nécessaire : il mettait en œuvre contre l’oubli une unique stratégie, contre l’oubli des fusillés de 1917, contre l’oubli des bourreaux et des victimes de la fin du vingtième siècle. Au temps ordinaire, il opposait de petits moyens, presque dérisoires, mais suffisants pour qu’il se tienne, quant à lui, hors de ce temps-là, comme on dit hors de l’eau. Gibeau est presque oublié aujourd’hui, ce qui ne saurait surprendre de la part d’une société qui ne déteste rien tant que ceux qui gardent de « mauvais » souvenirs.)

L’amnésie donc. La production et la jouissance fonctionnent à l’amnésie. Et, de toute manière, la prolifération des images et leur consommation constante déterminent à court terme la saturation des mémoires : elles sont trop nombreuses, elles sont trop diverses, elles sont trop rapides. Au cours d’une édition du journal télévisé, combien y en a-t-il, filant à toute allure afin d’éviter la lassitude d’un spectateur qui est supposé enclin à changer de chaîne dès que son attention n’est plus suffisamment retenue ? Et dans un hebdomadaire ? La question de leur nature n’a plus même le temps de se poser et il paraît fort probable que bien des téléspectateurs peineraient à se souvenir quelles images, la veille au soir, relevaient du reportage et du documentaire et quelles de la fiction. Les genres se rapprochent et finissent par se confondre. Un long ruban défile. Les faits, leurs interprétations, le délai manque pour s’y intéresser. L’ordre chronologique s’évanouit, les hiérarchies d’importance ont depuis longtemps perdu toute autorité et les résultats d’un championnat de football passent avant guerres et révolutions dans des pays trop lointains pour que leurs désastres captivent en Europe.

On insiste sur ces points afin de suggérer que ce régime de l’image détermine une temporalité très particulière : continue, uniforme et inaperçue. Temporalité du quotidien, autrement dit, sans accidents, sans ruptures. Comme celle du sexe, on l’a suggéré. Ou de l’alimentation, dans les pays prospères où se nourrir n’a rien de difficile. Cette temporalité est celle d’un effacement régulier et qui n’inquiète personne : c’est « tout naturel », comme il est naturel que les nouvelles du vendredi recouvrent celles du jeudi – comme il est naturel que les sédiments se déposent et se recouvrent par couches au fond des fleuves. C’est là l’idée à laquelle on voulait en venir. L’industrie mécanique des images, ce formidable système de production absolument artificiel, fonctionne désormais sur le mode de la nature au sens géologique du terme. De même que seules des catastrophes exceptionnelles – séismes et éruptions - ont le pouvoir d’interrompre et de modifier le cours de la sédimentation ou de l’érosion, de même, seules des catastrophes humaines exceptionnelles ont le pouvoir d’interrompre un moment le cours de la production et de l’oubli des images quotidiennes. Encore faut-il que ces tragédies soient suffisamment proches du spectateur et qu’il puisse s’y projeter. Sinon, faute de cette proximité, les pires malheurs deviennent très vite de simples clichés qui ne sont appréciés que pour leurs qualités visuelles et techniques.

La place, le travail de Convert face à ce système ? Arrêter le flux de son mieux, contrarier le lent phénomène irréversible, tenter par l’archéologie que refuser l’oubli. Il n’a pour ainsi dire jamais fait autre chose et c’est pour cette raison que l’on a évoqué en commençant son étrange curiosité pour les villas abandonnées de la côte basque, vouées à la destruction par l’érosion des vagues. Les racines des arbres abattus par les obus, l’arbre pétrifié par les radiations nucléaires, les visages et les corps voués à l’anéantissement, il s’entête à vouloir les arracher à ce destin. Comme les fusillés du Mont Valérien, comme les résistants de la MOI, comme tous ceux que l’indifférence, la paresse, la lâcheté et la bêtise condamnent sans même s’en apercevoir.

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Et donc comme quelques images de deuil qui, s’il ne s’en emparait, connaîtraient un destin semblable : elles s’effaceraient. Bientôt, nul ne saurait plus même ce qu’elles montrent, un mort au Kosovo ou en Bosnie, une femme qui pleure en Algérie ou en Afghanistan, un enfant fusillé en Palestine ou en Tchétchénie… Quelle importance, quand tout se mêle, s’équivaut, s’annule, s’oublie ?

Une importance morale et, donc, politique. Pour que l’on sache encore distinguer les bourreaux des victimes et les coupables des innocents, évidemment. Les persécutions dont a été victime Hocine pour avoir pris cette photo sont, à cet égard, parfaitement démonstratives – mais elles n’informent que sur la situation d’un pays qui n’est ni démocratique, ni prospère, ni occidental. Dans un pays occidental prospère et démocratique, le phénomène opère autrement : par la saturation, la surproduction et la répétition, que l’on déjà longuement étudiées. Mais sans affirmer jusqu’ici que ces caractéristiques affectent profondément ce qu’il reste de vie et d’intelligence politiques. L’image partout et pour tous – la démocratie de l’image- c’est aussi l’image pour elle-même et pour rien. Pour aucun sens, pour aucune déduction. Elle passe, pour le plaisir du passage. A quoi Convert oppose un arrêt sur l’image d’un genre particulièrement brutal puisqu’il contraint le spectateur distrait à donner de la tête et du buste dans un mur et dans des statues. Il ne peut que s’y heurter et s’y blesser. Se taire ou crier, mais pas bavarder. S’arrêter net ou faire demi tour, mais pas esquiver en frôlant. Tout se fige : le flux visuel, le rythme production/consommation/oubli, l’habitude de la jouissance rapide à répéter le plus tôt possible.

« Calme bloc ici bas chu d’un désastre obscur ». Le vers de Mallarmé désignait le poème lui-même, sa stupéfiante irruption dans le traintrain de la langue commune – « donner un sens plus pur aux mots de la tribu »-, son pouvoir de fracasser ce qu’il touche, son incompréhensible puissance. Il convient aux sculptures de Convert, à leur stupéfiante irruption dans la banalité des images, à leur force de pénétration, à leur scandaleuse étrangeté d’aérolithes

Philippe Dagen