pascal convert

1998 - 2005

Lamento

 

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Lamento est un recueil de cinq textes tirés de l'ouvrage du même nom, édité par le Musée d'Art Moderne Grand-Duc Jean, (Mudam Luxembourg), à l'occasion de l'acquisition du Musée des trois sculptures de Pascal Convert autour de la question de la photographie de presse.

S’agissant d’une personne qui s’occupe d’images, pourquoi ne commencerait-on pas par parler de son image ? La première fois que j’ai vu le visage de Pascal Convert, il y a longtemps déjà, je l’avais trouvé comme incongru dans l’ambiance festive du dîner auquel nous étions conviés. C’était un visage douloureux, un peu effaré aussi, parce qu’il y avait peut-être un écart insurmontable entre la cause de cette douleur qui creusait son front et le spectacle qui s’offrait à ce moment là à ses yeux. Depuis, je suis devenue amie avec lui et je ne compte plus les fois où je me suis trouvée à déjeuner ou dîner face à lui, confrontée chaque fois à ce front mouvant qui torture ses sourcils, la conversation pouvant aussi bien porter sur des sujets amusants. Je ne m’en étonne plus parce que j’ai compris maintenant que Pascal a une tête de spéléologue. Son front comme ses cheveux et sa barbe toujours un peu hirsutes (pardon Pascal) témoignent de l’effort qui a été le sien pour s’extraire du boyau profond où l’a conduit son exploration du fond de l’humanité, et ses yeux grand ouverts derrière ses lunettes sont ceux de celui qui peine encore à croire qu’il a retrouvé la lumière.

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De son expédition, le spéléologue a rapporté des fossiles. Ces fossiles ont la particularité d’avoir la même taille que nous. Ils sont donc très proches ; nous pourrions être tentés de nous loger dans l’empreinte finement creusée. Mais ils sont en même temps si loin, si loin que notre regard n’a plus de prise sur eux.
Ce sont à l’heure actuelle trois fossiles, objets extrêmement paradoxaux : prises dans de grands parallélépipèdes de cire, il s’agit des empreintes grandeur nature de corps humains d’après leur image prise au format 24X36 ou par une camera vidéo. Exposés pour la première fois ensemble lors d’une manifestation consacrée à la photographie et au rapport en général des arts visuels à la photographie, le poids de leur présence a été remarqué. Les critiques, surtout des critiques de photographie, ont été sensibles au fait que ces œuvres réintroduisaient, dans le monde concret, des corps dont s’était emparé cette circulation médiatique dont on dit qu’elle désincarne au contraire de plus en plus ses objets, au point de les faire basculer dans le monde virtuel (1). Ces corps ont été meurtris, massacrés, ou encore hystérisés par le broyeur des guerres (Kosovo, Algérie, territoire de Gaza), mais ils ont été simultanément captés par l’objectif des reporters et alors transmués en icônes. Or, paradoxe dans le paradoxe, ces fossiles, ces masses sculptées de deux tonnes, exécutées d’après des images photographiques, ne restituent pas tant de réalité aux images qu’elles ne rendent au contraire intensément perceptible une réalité qui se vide.

Lorsque j’ai découvert les trois sculptures pour la première fois mises en vis à vis dans un espace d’exposition, une sensation et une idée ont surgi en moi simultanément. Sensation d’étreinte, parce que, comme je l’ai dit, on se sent prêts de venir remplir la place de ces corps manquants. Les mains en négatif dans la Pietà du Kosovo, ou les jambes du « Petit » Mohamed, tué dans les bras de son père au carrefour de Netzarim dans la bande de Gaza, et qui ouvrent dans la cire de profondes cavités, appellent qu’on y glisse ses propres membres dans un mouvement de saisie. C’est là une tentative de l’imaginaire pour attraper quelque chose de la douleur qui est en train d’anéantir les vivants, et rattraper la vie qui est en train de fuir. Cet effet nous met dans une relation d’empathie inédite avec les figures et pour cette raison beaucoup plus profonde que ne le ferait le pathos d’une représentation hyperréaliste.

Quant à l’idée qui m’est venue en tête, c’est en fait une citation de Saint Paul dont Jacques Henric fit le titre d’un des ses romans : Car elle s’en va la figure du monde (2). Le roman raconte l’impossibilité d’un cinéaste à réaliser un simple plan de mains. La vie se dérobe devant son objectif. En feuilletant le livre pour la circonstance, je relis ce passage : « Envie de photographier de vrais arbres. Mais, à chaque fois, ce qui apparaît sur la photo ce sont des coagulations noicies. Des blocs de matière imparticulée. Des encres sombres d’un sang magnétisé. » En 1995-96, Pascal Convert a réalisé des sculptures avec des souches d’arbres, souches ramassées dans la forêt de Verdun, entièrement couvertes d’encre de chine, et paraissant fixées par cette encre comme par un vernis. Bien qu’il s’agissent d’œuvres en volumes, ces souches pourraient illustrer le passage du roman, comme si l’ombre propre au contrejour, propre à l’image, avait gagné les objets.

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Plongé dans la viscosité du réel, Convert se pose la question du réalisme (3) : comment échapper au genre « monument de 14-18 » ; pourquoi le réalisme a-t-il été colonisé par les totalitarismes ? Il est remarquable qu’au sein d’une humanité occupée depuis près d’un siècle à mettre au point les machines de destruction du réel les plus efficaces, des artistes continuent de se soucier de la représentation de ce réel, mais en évitant commémoration et propagande. Au milieu du siècle dernier, il y eut même une école qui s’appela Nouveau Réalisme. De quel procédé usa son leader, l’artiste Yves Klein ? De l’empreinte. Certaines de ses œuvres les plus belles sont faites des traces du corps nu de ses modèles appliqué contre la toile ; ce sont les « Anthropométries ». Dans la mouvance du Nouveau Réalisme, Roy Adzak réalisa ses « Empreintes » en négatif, blocs et stèles de bois et de plastique, creusés de la forme d’un objet ou d’un corps. Adzak avait participé à des fouilles archéologiques. Un matin, il avait cru reconnaître dans la terre l’amphore déterrée la veille, alors qu’il n’avait sous les yeux que l’empreinte qu’elle y avait laissée. « Cette absence de l’objet, conclut Iris Clert qui raconte l’histoire, était aussi réelle que l’objet même (4). » L’empreinte a autant, peut-être plus, de réalité que l’objet ou le corps réel toujours plus ou moins esquinté… Déjà, au tout début de notre modernité, Manet — si l’on suit le raisonnement de Bataille — s’était essayé à ce procédé puisque l’Éxécution de Maximilien, cette peinture fameuse pour être totalement dépourvue d’éloquence, qui ne dit rien de l’horreur de la mort qu’elle représente, et qu’elle « atteint par l’absence (5)». Bataille commente Malraux selon qui Manet « ne se dépêtra pas de Maximilien ». Comparant ce tableau au Trois Mai de Goya, Malraux estime en effet que le Manet n’égale pas en éloquence son modèle (Manet connaissait le tableau de Goya). Mais ne peut-on pas penser que si, selon le critère de Malraux, Manet « ne se dépêtra pas de Maximilien », c’est qu’il s’était donné comme objectif, d’abord, de se dépêtrer du réel visqueux ?

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Les sculptures de Pascal Convert sont toutes trois inspirées d’images d’actualité : une photographie de 1990 de Georges Mérillon (Veillée funèbre au Kosovo), une photographie de 1997 d’Hocine Zaourar (Massacre à Benthalâ), le photogramme d’un reportage, réalisé en 2000, du cameraman Talal Abou Rahmeh (la mort du petit Mohamed Al Dura). Mais la transposition dans l’épaisseur de la cire utilise dans chaque cas des procédés différents. Par exemple, la composition de la veillée au Kosovo est inversée par rapport à l’image d’origine, comme si la cire était véritablement le moule de la réalité photographiée ! Mais à cette impression de prise directe sur le réel se mêle l’effet très abstrait des mains. L’artiste a modifié l’angle selon lequel elles sont vues dans la photo et elles semblent plus ouvertes et dispersées à la surface de la sculpture. Ces mains frappent d’autant plus le regard qu’elles sont « représentées » par les vides les plus profonds dans la cire, trous noirs sertis de cuivre. Elles sont presque hypnotisantes, comme les mains des figures de la peinture byzantine qu’on voit sortir inopinément des robes aux plis réguliers. Ce sont des mains qui sont comme des signes, presque une écriture, seuls éléments expressifs que le spectateur peine à raccorder aux corps auxquels elles appartiennent, tant les robes stylisées paraissent inhabitées. Les mains, dans la sculpture de Convert, elles aussi appellent le regard. Ce n’est pas qu’elles aient quelque chose à lui désigner, ce serait pour le perdre plutôt dans leur béance.

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Les deux femmes dans la Madone de Bentalha forment évidemment l’ensemble le plus baroque de tout ce travail, leurs corps absents étant habillés de châles et de manteaux qui donnent prétexte à un somptueux relief, le seul des trois sculptures. Comme on ne peut pas ne pas penser, devant elles, à la Sainte Thérèse du Bernin, il s’ensuit une sorte de contamination érotique par cette dernière qui, par exemple, du geste de soutien apporté par la femme en noir à sa compagne fait une caresse sur le sein, pas plus appuyée qu’une marque de la main dans le sable. Toutefois, lorsque le spectateur se détache de la fascination exercée par les volutes des manteaux, et qu’il cherche à s’approcher des visages, alors ce sentiment d’abandon que communique l’œuvre, de l’abandon voluptueux dans la douleur, fût-elle la plus terrible, ou justement parce qu’elle est la plus terrible, bascule en une sensation de vertige. Selon un certain point de vue, le relief inversé du cou et du menton de la femme éplorée apparaît comme un entonnoir. Autrement dit, la bouche s’ouvre monstrueusement comme une bouche d’évacuation où il semble que le cri proféré retourne et s’étouffe. Visionnant des images archivées par Convert, je me rends compte que celui-ci collectionne les photographies de bouches ouvertes : bouches d’enfants et de femmes ouvertes par la peur, par les pleurs. Peut-être l’idée de travailler la sculpture par emboutissage lui est-elle venue de l’examen de ces images où le cri expulsé du plus profond de la poitrine, mais qu’on ne peut plus entendre, s’inverse en une plaie qui ouvre la chair.

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Le corps unique que forment le corps allongé du petit Mohamed et celui agenouillé de son père, serrés l’un contre l’autre, est interprété par Convert de façon beaucoup plus sobre. Il dessine un angle droit, placé dans la partie inférieure droite du bloc de cire, tout le reste de l’espace étant nu. Les bras et les jambes qui, sur le photogramme, étaient pliés vers l’avant, deviennent dans la sculpture de profondes et terrifiantes galeries, menant dans l’inconnu, de l’autre côté de la surface qui s’offre à nous. On en voit les issues, énigmatiques, ne donnant sur rien, si l’on contourne la sculpture. Elles ressemblent à ces boyaux qu’on s’étonne aujourd’hui de découvrir sur des écrans, grâce aux fibres optiques qui désormais explorent nos viscères. La sculpture du petit Mohamed est, des trois, celle qui nous donne le plus l’impression de vivre la scène, sans qu’on puisse la voir, depuis l’intérieur des corps, et même prisonniers d’eux. De même que le plan qui a cadré d’assez près ces corps, une fois sorti du film, ne nous donne pas accès au contexte dans lequel ils sont pris, de même la surface lisse du bloc de cire constitue un écran qui nous empêche de voir ce qui se passe de l’autre côté, du côté où les genoux pliés ont tenté une vaine protection du reste du corps. Aussi notre regard n’a-t-il pas d’autre choix que de se réfugier dans les anfractuosités de ces coquilles vides que sont l’homme et son enfant, comme eux-mêmes se sont blottis dans une niche illusoire. Et nous sommes aussi aveuglés sur le reste de la scène qu’ils l’étaient peut-être eux-mêmes dans la réalité.

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Bien sûr, je ne viens de décrire que des moments de la vision de ces œuvres. Le déplacement des ombres dans les formes concaves, en fonction de nos propres déplacements latéraux par rapport au plan des stèles, remodèle sans cesse la perception que nous en avons. J’ai évoqué le fait que l’on passait, devant les femmes de Bentalha, d’une vision de la sensualité à celle d’une plaie béante. J’aurais pu dire, à propos des mains dans la veillée funèbre, que leur agitation désespérée se fige parfois, à mes yeux, en gestes comiques ou même obscènes. Et encore : passant et repassant devant la tête du père de Mohamed, je vois ses traits se modifier, vieillir et rajeunir, passer de l’expression animale à une douceur sereine. Ce que je sais de la fabrication de ces œuvres me confirme que cette vision dynamique n’est évidemment pas due au hasard. C’est tout l’art de Pascal Convert et des sculpteurs qui l’assistent, Eric Saint Chaffray et Claus Velte, que d’interpréter de telle façon leur modèle, en adaptant ici un point de vue, en corrigeant là un effet de perspective, en faisant appel, au besoin, comme pour Mohamed, à une reconstitution avec des personnes vivantes, que de remettre en mouvement ces corps que la photographie montre morts ou prostrés. Dans le documentaire sur la réalisation de la Pietà du Kosovo, on entend l’artiste réclamer obstinément ce mouvement. Au cours de la fabrication, le stade de la terre, c’est–à-dire la sculpture en relief plein avant le moulage dans la cire, le terrifie par son aspect de masque mortuaire ou de monument aux morts. Pour faire comprendre ce qu’il cherche, il exhibe la photographie d’une sculpture du moyen-âge, une sainte qui a l’air de piquer un sprint et dont le manteau est agité de plis. Une autre photo est épinglée au mur de l’atelier, reproduction d’un des chefs-d’œuvre du 20e siècle, Formes uniques de la continuité de l’espace, autrement dit, l’homme en marche de Boccioni. Boccioni faisait partie du mouvement futuriste. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le futurisme était un mouvement « pris » dans son époque. Le personnage de Boccioni à qui la marche confère des ailes ou des flammes peut toutefois être regardé comme le symbole de l’homme échappant à son destin. Comme ces gens qui, au pire moment ou au dernier moment de leur vie, ont été pris en photo, et que maintenant la sculpture transfigure.

Catherine Millet

1 - Festival Printemps de septembre à Toulouse, 24 septembre - 17 octobre 2004. Articles de Brigitte Ollier dans Libération du 28 septembre 2004 et de Michel Guerrin dans Le Monde du 30 septembre.

2 - Grasset, 1985.

3 - Dans le film documentaire de Fabien Béziat sur la réalisation de La pietà du Kosovo.

4 - Iris-Time, (l'artventure), Denoël, 1978.

5 - Manet, Skira, 1955.